Dans un pays plongé dans un climat d’insécurité et de confit armé, un médecin tente malgré tout d’accomplir son devoir au sein d’un centre hospitalier, jusqu’au jour où son destin bascule...
Quel a été le point de départ du film ?
Il vient de loin, certainement de mon sentiment d’impuissance à l’époque des années noires en Algérie. Alors que j’étais étudiant à Paris 5, un grand nombre de gars de ma génération a été sacrifié en se retrouvant pris en étau dans une guerre fratricide sanglante, suite à la confiscation du processus électoral de 1992. Ça m’a retourné.
Y étiez-vous allé à l’époque ?
Non, j’avais trop peur. Peur d’être embarqué et envoyé directement dans une caserne... Je ne voulais surtout pas faire mon service militaire en Algérie - il dure deux longues années. Je n’étais ni pour les militaires, ni pour les islamistes armés. Je n’y suis revenu qu’une fois que j’ai été réformé, c’est-à-dire une quinzaine d’années plus tard. C’est ainsi que j’ai retrouvé mon village natal et que j’ai pu y tourner en 2005 Bled Number One, mon deuxième film.
Cette histoire a aujourd’hui plus de 20 ans…
Oui, mais elle est restée en moi. Ce qui s’est passé alors en Algérie a annoncé d’autres catastrophes qui se sont produites depuis, en particulier sur les rives de la Méditerranée. La décennie noire algérienne a inauguré tout un ensemble de crises en partie comparables, notamment dans les pays arabes où la population n’en peut plus d’être assujettie, méprisée et mise de côté. Et rien ne permet d’exclure que cela se produise ailleurs, y compris ici en France où on a commencé à remettre en cause des droits fondamentaux comme celui de manifester, où on a mis en place un état d’urgence permanent... L’Etat de droit peut dégénérer, c’est ce qui m’intéresse. Comment ça peut glisser. Vient le moment où la distinction entre militaires, policiers, terroristes et gangsters devient très floue. Ils ont tous des armes, des armes de guerre, et en outre tous utilisent l’apparence des autres groupes en certaines occasions. Résultat : un chaos hérissé de fusils d’assaut, et d’innombrables victimes innocentes qui, le plus souvent, ne savent même pas de qui elles ont été victimes.
Lorsque le film commence, la situation a déjà gravement dégénéré. Et en même temps, il y a une sorte d’incrédulité de la part des personnages, ils ont du mal à à agir en conséquence, ils essaient de maintenir des comportements du temps « normal »
Au début, cette violence déréglée est encore lointaine, elle relève de rumeurs et de frayeurs. Les gens résistent à ce qui advient, essaient de continuer... Cependant, le docteur est en première ligne pour observer les réactions douloureuses des êtres, tant physiques que psychiques, face aux angoisses que cet état du monde engendre, et qu’on ne sait pas prendre en charge. Il sonde le déchirement des cœurs, mesure le règne de l’absurde et l’omniprésence de la terreur, entrevoit le prix du sang, enterre ses morts, et en dépit de tout tente de soigner et de guérir.
Il y a simultanément des marqueurs très situés, en Algérie et en France.
Oui, le film s’est construit sur le jeu constant entre ce qui situe précisément dans l’espace, mais aussi dans le temps ; et ce qui relève d’un déplacement ou d’un élargissement... Assurément cela se passe « quelque part autour de la Méditerranée », et dans un pays francophone. Cela permet d’éveiller immédiatement les échos du passé, les représentations plus ou moins floues dans lesquelles viennent se percuter la cruauté des campagnes coloniales, les massacres et les exactions de la guerre d’indépendance, ainsi que les horreurs plus récentes des années 90.
Comment commence-t-on à écrire le scénario d’un tel film ?
Plusieurs séquences de Bled number one n’avaient pas été mises en scène, comme par exemple celle du faux barrage, parce que la mémoire de la violence de ces années-là était encore trop vive... Plus tard, j’ai commencé à écrire une histoire autour d’un médecin sous tension et dépressif, dans un pays à l’agonie. J’ai raccordé les deux, en m’inspirant des rapports d’institutions internationales sur les droits humains, comme ceux d’Amnesty International ou d’Algeria-Watch. Puis la phase de repérage a été importante, car les lieux comptent beaucoup pour préciser les situations. J’ai mis du temps à trouver la cuisine de l’appartement du docteur, avec cette vue dans la profondeur. Le paysage urbain qu’on découvre n’est pas daté, mais on y voit de la vie, des gens, des voitures... Cet endroit, qui à l’écran n’a rien de spectaculaire, a été déterminant pour définir la manière de montrer, de raconter. Chaque fois que j’ai trouvé un des décors principaux du film, l’appartement, l’hôpital, le marché dans un des quartiers les plus enclavés de Nîmes, la prison, le cabanon de Charlie à la fin, le récit s’est transformé et a gagné en amplitude. Le scénario prévoyait de se terminer en road-movie à travers le désert ; lorsqu’on s’est retrouvés en Camargue, je l’ai transformé en départ vers la mer, le grand large.
Vous aviez écrit le scénario avec le projet de tourner en Algérie ?
J’étais tenté de tourner à nouveau en Algérie, mais le sujet de Terminal Sud dépasse le cadre algérien, il le déborde. Il m’a paru plus intéressant de jouer sur la « double nationalité » si l’on peut dire, et au-delà... En fait il y a des repères clairement français, des repères clairement algériens, et des indices beaucoup plus généraux. Il y a un peu de western américain aussi dans ce film. Finalement, ça se passe en Françalgérique...
Les lieux sont à la fois très réels et chargés d’imagination, rappelant les concepts d’hétérotopie et d’hétérochronie forgés par Michel Foucault.
Oui en effet, ce n’est pas une utopie poétique comme l’était Les Chants de Mandrin, mais plutôt un territoire et une temporalité alternatifs : les signes actuels et les signes anciens sont délibérément associés. On ne sait pas vraiment où on est, peut-être ici, peut-être ailleurs... Ni à quelle époque précise cela se passe, hier, aujourd’hui ou demain... On ne sait pas non plus quelle est la situation politique exacte de ce pays non identifié, sans nom : une guerre civile, une insurrection, une contre-révolution ? Mais on perçoit très clairement que le climat est suffocant, et hautement délétère.
Les scènes de torture sont assez éprouvantes. Il était important pour vous de filmer la violence ?
Mais on ne la voit pas ! Elle est toujours hors-champ, comme dans chacun de mes films... Dans la séquence de torture, on entend des grésillements et des cris, on voit une main qui appuie sur une manette, ou les traces de coups sur le visage du docteur, c’est tout. En revanche on voit les scènes d’humiliation, qui sont une autre forme de violence extrême. Cette séquence est cruciale, Ramzy et Régis Laroche, qui joue l’officier tortionnaire, se sont entièrement livrés, c’était une sorte de duel entre les acteurs en même temps qu’un affrontement entre les protagonistes. Régis avait déjà interprété le rôle de Ponce Pilate dans Histoire de Judas, et j’étais certain qu’il était de nouveau l’homme de la situation. Ici les dialogues sont entièrement écrits, et dits au cordeau. Cela a été un moment à la fois de grande tension, de gravité et d’apaisement : l’enjeu du film était là, et à la fin de la journée on savait qu’on avait obtenu ce qu’on cherchait.
Vous retrouvez beaucoup de ceux avec lesquels vous avez déjà travaillé, aussi bien devant que derrière la caméra.
Oui la plupart des techniciens et des acteurs ont déjà participé aux précédents films, et même parfois des deux côtés, par exemple Nadja Harek est ici à la fois assistante et actrice. Nombre de figurants qu’on voit à l’image sont des membres de l’équipe technique. C’est une manière de rassembler nos forces autour du projet, que toute l’équipe fasse corps avec le film.
Avez-vous tourné beaucoup plus que ce qui se trouve dans le film ?
Pas plus que ça, mais il y a en effet des séquences tournées qui n’y figurent pas. On cherche, on tâtonne, on essaie, ça ne marche pas tout le temps... Il est nécessaire d’en passer par là pour découvrir d’autres propositions, d’autres alternatives. Au fond, c’est le film qui décide ; mon travail est d’être à l’écoute de ce qu’il accepte, de ce qu’il réclame, et de ce qu’il refuse. Pour nous, un film est comme un animal libre, sauvage, comme les chevaux qu’on a filmés en Camargue. Il faut le laisser galoper.
Drame, thriller français algérien de Rabah Ameur-Zaimeche. 3,4 étoiles sur AlloCiné.