Tenir son foyer et se plier au devoir conjugal sans moufter : c’est ce qu’enseigne avec ardeur Paulette Van Der Beck dans son école ménagère. Ses certitudes vacillent quand elle se retrouve veuve et ruinée. Est-ce le retour de son premier amour ou le vent de liberté de mai 68 ? Et si la bonne épouse devenait enfin une femme libre ?
D’où est venue l’idée de La Bonne Épouse ?
Le film est né d’une rencontre. J’avais loué un été une maison dans le Cotentin qui appartenait à une dame de 80 ans qui se prénommait Albane. Elle était noble, mais vivait en fermière, avec ses bêtes. Nous avons sympathisé, et elle m’a raconté comment elle avait décidé, après la guerre, de ne pas faire d’études, contre l’avis de ses parents, parce qu’elle préférait aller à l’école ménagère pour rester avec ses copines. Je ne savais pas exactement ce qu’était une “école ménagère“, mais l’entendant me parler de son expérience, j’ai vu des images défiler. Avec ma co-scénariste Séverine Werba, nous avons tout de suite lancé des recherches. Oui, il y a bien eu une époque où l’on enseignait aux jeunes filles à devenir des épouses parfaites. Autour de nous, des témoignages directs attestaient de cette époque révolue et en même temps pas si lointaine. Aux archives de l’INA, nous avons même déniché des documentaires étonnants sur ces écoles. Je me souviens de ma stupeur quand une présentatrice de l’époque, sosie de Denise Fabre, racontait avec beaucoup de sérieux qu’une repasseuse digne de ce nom ne pouvait terminer ses deux années d’apprentissage que par la chemise de monsieur, qui consacrait en elle la bonne épouse.
Des souvenirs personnels sont-ils remontés à la surface ?
C’est une époque que j’ai bien connue, j’avais 11 ans en mai 68. Nous habitions à Brest et vu de chez nous, c’était la révolution. Ma mère, affolée, stockait des pâtes, de la farine et du sucre. On est parti se réfugier à la campagne, chez des amis. Je me souviens de certaines de ses phrases comme “les cocos vont débarquer“, “on va devoir partager l’appartement avec plusieurs familles“. Mon père était plus pragmatique. Il faut dire qu’il faisait partie de ces hommes qui rentraient du travail, s’installaient au salon pour lire leur journal, en attendant de mettre les pieds sous la table. Ma mère se plaignait beaucoup, mais ça ne changeait rien. Elle était entièrement responsable de la sphère ménagère et de notre éducation. Mon père lui donnait un budget qu’elle ne pouvait pas dépasser et elle devait lui rendre des comptes sur la moindre de ses dépenses. Ce travail, car c’en était un, la charge mentale qu’il représentait, ne comptaient pas à ses yeux puisqu’il ne produisait pas d’argent. Elle était cantonnée à son rôle d’épouse, et n’avait droit à aucune reconnaissance. Pour la plupart des femmes c’était comme ça. Les tâches domestiques ont toujours fait partie de l’apprentissage des filles, pas des garçons. Je me souviens des cartes de visite de mes parents sur lesquelles était écrit “Mr et Mme Joël Provost“. Enfant je n’en étais évidemment pas conscient, mais elles me sont restées en mémoire. Ma mère n’existait qu’en tant qu’épouse. Et être une « bonne épouse », c’était avant tout renoncer à soi. C’est pourtant mon père qui m’a offert un jour, je devais avoir 16 ans, les Lettres à un jeune poète de Rilke, dont un passage m’est revenu en mémoire pendant que je tournais La Bonne Épouse : « Cette humanité qu’a mûrie la femme dans la douleur et dans l’humiliation verra le jour quand la femme aura fait tomber les chaînes de sa condition sociale. Et les hommes qui ne sentent pas venir ce jour seront surpris et vaincus. » Il date de 1904. On est en pleine actualité.
Tous vos films parlent de l’émancipation féminine…
Cela vient de mon histoire sans doute, puisque je me suis violemment opposé à mon père, pour qui la domination masculine était légitime. C’est aussi cette opposition qui m’a poussé à quitter ma famille très jeune et à faire les films que je fais. La Bonne Épouse est certainement le film qui me ressemble le plus. Il réunit tous les autres. C’est mon film le plus libre, mais aussi peut-être, et contrairement aux apparences, le plus engagé. Quand j’ai tourné Séraphine, je me souviens d’une discussion avec une amie qui me reprochait mon manque d’engagement politique. Je lui avais répondu que faire un film sur une femme de ménage qui se voue à la peinture envers et contre tout, c’était ma façon à moi de m’impliquer. Au moment de la sortie du film suivant, Où va la nuit, j’ai été surpris de constater à quel point faire un film sur une femme battue qui assassine son mari était encore dérangeant. Tous ces personnages féminins sont rattrapés par un besoin de liberté, elle s’impose à eux comme l’unique route à suivre : celle de l’émancipation.
Pourquoi situer cette histoire sur une saison charnière, celle de 1967-1968 ?
Parce qu’après 1970-71, toutes les écoles ménagères avaient disparu. Et il y en avait énormément jusquelà. Des grandes, des petites, quelques écoles plus bourgeoises, mais surtout des écoles dites rurales, puisque la France était encore à 30% rurale. C’est une donnée très importante. Il y avait Paris, et la Province. Mai 68 va tout faire voler en éclat : c’est le point de départ d’une formidable prise de conscience, qui allait accélérer le mouvement d’émancipation des femmes.
Vous saviez tout de suite que ce serait une comédie ?
Oui. Parce que toute l’imagerie véhiculée par ces écoles est à la fois infiniment drôle et terrifiante. Elle raconte toute une époque. Je voulais que le film soit très stylisé, avec des dialogues ciselés, un rythme soutenu, de l’émotion… qu’il soit plein de cette énergie incroyable qui s’est libérée avec 68.
Il y a dans le film tous les marqueurs de l’époque…
Adamo, Joe Dassin, Menie Grégoire, Guy Lux et Anne-Marie Peysson. Le grand fossé entre Paris et la Province. Dans ma jeunesse, Paris incarnait le rêve absolu. La rapidité des transports et des moyens de communication a changé la donne. D’ailleurs on ne dit plus la Province mais les Régions. Avec Séverine nous avons très vite pensé à l’Alsace parce que c’est une région qui a beaucoup souffert de la Seconde Guerre mondiale. Une région éloignée, sauvage, comme l’était la Bretagne de mon enfance.
Vous avez pensé tout de suite à Juliette Binoche ?
J’ai écrit le rôle de Paulette pour Juliette. J’avais très envie de travailler avec elle. C’est une comédienne étonnante, en constante recherche et qui est capable de prendre tous les risques. Elle a le désir profond de se surpasser, je n’avais aucun doute qu’elle serait une Paulette idéale. Je connaissais par ailleurs sa passion pour la danse et je savais qu’elle pouvait chanter. Sur le plateau elle est d’une sincérité absolue, c’est la générosité même. Toujours attentive, concentrée, disponible. Et elle est incroyablement concrète. Elle est irrésistible de drôlerie dans le film. C’est tellement rare d’être capable de passer aussi vite du rire aux larmes.
Les autres personnages offrent à leurs interprètes la possibilité de compositions savoureuses…
C’est mon troisième film avec Yolande, qui est plus qu’une amie, une sœur. Qui d’autre pouvait incarner cette belle-sœur éthérée et fantaisiste, qui vit comme dans un monde parallèle à celui imposé par tous les mâles de sa famille depuis des générations. Yolande est quelqu’un d’une grande délicatesse, plein de poésie. Le tandem qu’elle forme avec Juliette est très émouvant. Quant à Noémie nous nous connaissions à peine mais j’ai vu immédiatement en elle Marie-Thérèse. Quand je lui ai proposé le rôle, elle était ravie, un peu terrifiée aussi. Mais elle a joué le jeu à fond et sa composition est bluffante. Edouard Baer me touche par son intelligence et son charme, et surtout, cette grande fragilité qu’il cache derrière cet humour imparable. J’ai eu un plaisir fou à travailler avec lui, car nous avons les mêmes références, les mêmes goûts. Il est très à l’écoute et il s’est laissé glisser dans la peau d’André, l’homme nouveau. François Berléand excelle dans le rôle de Robert qu’il a tout de suite accepté, très amusé, bien qu’il soit bref. Robert est le personnage pivot du film, il incarne le mâle dominant de cette époque, veule à souhait, symbole du patriarche qui vit aux dépens des femmes.
Comment faire pour que, au cœur de cette comédie, l’histoire d’amour entre Juliette Binoche et Edouard Baer soit aussi émouvante ?
La Bonne Épouse pour moi n’est pas qu’une comédie, ou disons que c’est une comédie qui traite de choses sérieuses, l’émancipation des femmes. Paulette, directrice de l’école ménagère Van Der Beck, est coincée dans son propre rôle, puisque ce qu’elle enseigne n’est plus valable. En face d’elle, ses élèves commencent à affirmer leurs désirs. Elles veulent vivre pour elles-mêmes. Et quand Paulette retrouve son premier amour, elle est à son tour ébranlée par toutes ces forces qu’elle a réprimées en elle. C’est pourquoi la plupart des scènes avec André se passent en pleine nature, hors du carcan de son environnement très hiérarchisé. Je me rends compte, sans que ce soit vraiment conscient, que dans mes films la nature finit toujours par tenir une place particulière, ce n’est pas un simple décor. J’aime ces représentations qui relativisent le rôle de l’individu en lui donnant une position minuscule dans des paysages immenses, que ce soit chez Sempé, Hokusaï, ou Jérôme Bosch. Face au cosmos nos petits égos se réduisent à pas grand-chose, des particules.
Comment avez-vous imaginé les élèves de l’école Van Der Beck ?
Il nous fallait quatre tempéraments très différents. Caractéristiques de l’époque. Il y avait Albane, l’altière Albane, dont on se demande ce qu’elle fait là puisque l’école est réservée à des filles d’origines plus modestes. Il y a Corinne, la rousse (à l’époque, des restes de superstition y voyaient encore une tare) qui obéit à son destin de fille sacrifiée au bénéfice de son frère, qui lui fait des études et elle qu’on marie. Yvette, l’effacée, écrasée par son père, et qui va se transformer petit à petit, au contact de ses nouvelles amies. Et puis, il y a Annie, la frondeuse, l’émancipée, la première à tenir tête à Paulette.
Annie, c’est la « yé-yé » du groupe, Yvette, la complexée…
Le personnage d’Annie est une sorte de clin d’œil à Annie Ernaux dont j’aime beaucoup les livres qui traitent, entre autres, de cette difficulté qu’il y a à vouloir se dégager de son milieu d’origine, et en même temps de le porter en soi. C’est elle qui nous a inspiré l’idée du café-épicerie, et nous avons donc appelé le personnage Annie. Dans mon adolescence en Bretagne j’ai connu aussi des filles comme Yvette, complètement assujetties à leur père et à leurs frères, très complexées, qui habitaient encore à la ferme, et à qui l’on interdisait tout.
Comment avez-vous choisi les jeunes comédiennes qui donnent vie à ce quatuor ?
Brigitte Moidon, la directrice de casting, a fait passer des essais à toutes les jeunes comédiennes de Paris, ou presque. Anamaria Vartolomei s’est tout de suite imposée. Elle était Albane. D’ailleurs elle est étonnante. Déjà précise et si juste. C’est troublant. J’avais remarqué Marie Zabukovec, qui joue Annie, lors d’un stage que j’avais dirigé : c’était de loin la plus douée. J’ai demandé à ce qu’elle passe le casting et elle m’a tout de suite convaincu. Pauline Briand s’est aussi imposée par ses essais. C’est une jeune actrice qui cherche beaucoup et qui a pris de plus en plus d’assurance au fur et à mesure du tournage. Quant à Lily Taïeb, je l’avais remarquée dans Trois souvenirs de ma jeunesse, et elle avait exactement cette combinaison de tension intérieure et d’étrangeté que je cherchais pour le personnage d’Yvette.
C’est votre film le plus stylisé…
Une stylisation je crois nécessaire vu le sujet, et je le dois aussi au travail de toute l’équipe, de Thierry François, Madeline Fontaine, avec qui je travaille depuis longtemps et Guillaume Schiffman avec qui la collaboration a été réjouissante et fructueuse. Je me souviens quand nous sommes arrivés le premier jour dans cette grande maison qui allait devenir notre école : j’ai demandé si l’on pouvait ouvrir un des vieux stores en bois et quand j’ai vu apparaître derrière la vitre ces arbres gigantesques, jamais taillés, qui semblaient presque en contradiction avec l’intérieur bien organisé de l’endroit où allait se dérouler notre histoire, nous nous sommes regardés avec Guillaume car nous venions de voir la même chose : le premier plan du film. Ouvrir le rideau du théâtre, offrir à chacun la possibilité d’entrer dans un monde suffisamment proche pour être familier et en même temps assez effrayant, un monde qui se fissure et dont notre société aujourd’hui encore peut ressentir les lointaines répercussions.
Comédie française, belge de Martin Provost. 3,4 étoiles.