Varsovie, 1983. Le fils d’une militante proche de Solidarność est battu à mort par la police. Mensonges, menaces : le régime totalitaire du Général Jaruzelski va tenter par tous les moyens d’empêcher la tenue d’un procès équitable.
Le roman de Cezary Łazarewicz - Leave No Traces, the case of Grzegorz Przemyk - dont vous vous êtes inspiré comporte une quantité considérable de faits détaillés. Comment avez-vous abordé le scénario face à une telle abondance d'informations ?Le cinéma est un art si complexe qu'il permet de construire plusieurs narrations à la fois. Pendant que vous développez une intrigue en particulier vous y "rembourrez" en même temps toutes sortes d'informations, et ce à plusieurs niveaux narratifs sans qu'ils interfèrent vraiment les uns avec les autres. C'est un des aspects du processus cinématographique qui me fascine beaucoup. Un des choix essentiels dans l'adaptation du livre a été de me restreindre aux seuls faits de 1983 et 1984. Car au final Łazarewicz décrit une histoire tentaculaire qui remplirait largement trois saisons d'une série télévisée. De plus, tout ce qui a suivi le premier procès pourrait être interprété comme une redondance dramatique. Ce qui m'a le plus interpellé dans l'affaire Przemyk, c'est probablement sa perversité. Comme mon précédent film, The Last Family [un portrait du peintre Zdzisław Beksiński à travers l'histoire de sa famille], Varsovie 83, une affaire d’état combat fermement l'idée commune qu'il suffit de se fier aux gros titres. Au contraire, ne jamais s’y fier.
Przemyk meurt dès le début du film et la construction du récit ne semble pas être dirigée vers la révélation de son véritable assassin... Qu'est-ce qui vous a donné envie de repenser la structure traditionnelle du thriller ?
La question est : à quel moment intervient la plus sourde des violences ? Je m'intéresse aux faits qui paraissent évidents au premier abord car quand on se penche dessus ensuite, on se rend compte qu'ils sont en fait beaucoup plus complexes. C'est ce qui se passe dans le film. Jurek Popiel, notre personnage et témoin principal, est celui qui a vu le plus sans pour autant avoir tout vu. Un peu comme dans Blow-Up de Antonioni : on veut résoudre entièrement le mystère mais c'est impossible. Cela m'a beaucoup intrigué, car le concept de vérité, du moins au sens littéral du terme, n'existe pas vraiment ici. Chacun a sa propre vérité qui reste de surcroît malléable, et en plus de cela, quasiment chaque personnage a une motivation très différente de celles des autres.
Quelle est votre approche quand il s'agit d'incarner des personnages réels ? Vos acteurs sont-ils censés les imiter, même en présence de personnages fictifs, comme c'est le cas dans votre film ?
Varsovie 83, une affaire d’état est une mosaïque de plusieurs personnages réels que je tenais à aborder de façon différente par rapport à mon film précédent. Nous avons ici de véritables personnalités inscrites dans l'histoire récente de la Pologne : le général Wojciech Jaruzelski, Barbara Sadowska, Grzegorz Przemyk. Je voulais qu'ils soient fidèles aux images que nous avions déjà d'eux, même si le casting pour le rôle de Grzegorz n'a pas été une tâche aisée. Nous cherchions un garçon charismatique, sans forcément de ressemblance physique. Quant à Jurek, le rôle principal, nous avons décidé avec les producteurs que son identité devait être modifiée, et ce pour diverses raisons. Ce parti-pris m'a apporté une certaine liberté parce qu'il impliquait de fait un traitement des rôles principaux différent de celui que nous avions adopté pour The Last Family.
Le cas Przemyk est et demeurera un mystère. Et pourtant, comme vous l'avez rappelé, des affaires similaires se produisent partout dans le monde.
Grzegorz Przemyk a été placé en détention très probablement du fait qu'il a refusé de montrer sa carte d'identité. Bien que, comme cela a été révélé plus tard, il l'avait bien sur lui. Il n'a pas voulu la produire car l'état de guerre avait été suspendu depuis plus de 5 mois : il a simplement voulu faire valoir ses droits en tant que citoyen. De prime abord, son geste peut paraître anecdotique mais il est en fait plein de sens. Et que cet acte symbolique et courageux ait eu lieu en 1983 n'a aucune espèce d'importance. Si on devait comparer cette affaire à une affaire contemporaine ce serait de toute évidence le meurtre de George Floyd. Même si, pendant la phase de documentation, j'ai trouvé au moins sept autres cas similaires. Ce qui, d'une part, m'a conforté sur le fait que l'histoire que je racontais serait universelle et, d'autre part, m'a fait douloureusement prendre conscience que ce genre d'abus de pouvoir se produisait, et se produit toujours, partout. Récemment encore, en Pologne, un homme est décédé lors d'une intervention policière et des émeutes se sont ensuivies. La seule chose que je puisse faire en tant que cinéaste est de scruter ce phénomène tout en essayant de creuser pour y trouver une histoire qui vaille la peine d'être racontée sur grand écran. Sans imposer quelque thèse que ce soit ni encore moins juger mes personnages pour leurs actes : chacun d'entre eux évolue dans un système propre avec l'importance que revêt un pion sur un échiquier. Nous ne prenons aucun risque aujourd'hui, avec le recul suffisant, à observer les années 80. Il nous est facile de porter un jugement et de décréter ce qui y était "bon" ou "mauvais". A la lecture du roman de Cezary Łazarewicz, j'ai été choqué qu'une affaire qui s'est déroulée avant que je sois né puisse ressembler de si près à tant d'affaires contemporaines à l'instar d'un miroir reflétant sans cesse les mêmes images à travers le temps. C'est une des raisons essentielles pour lesquelles j'ai pensé qu'il était nécessaire de l'adapter au cinéma.
L'assassinat de George Floyd a été filmé par un adolescent. Przemyk ne pouvait évidemment pas compter sur ce genre de témoignages mais sa mort a tout de même suscité de fortes protestations populaires.
L'affaire Przemyk est devenue retentissante et médiatisée pour deux raisons principales. D'abord l'existence d'un témoin que les forces de l'ordre n'ont pas réussi à appréhender. Ensuite, le rôle détenu par le Père Jerzy Popiełuszko suivi à l'époque par des milliers de fidèles. C'est grâce à lui que l'affaire a pris une telle ampleur. Elle a eu pour triste épilogue que les responsables du passage à tabac de Przemyk, et par conséquent de sa mort, n'ont pas eu à répondre de leurs actes. Ce qui a poussé les autorités à intervenir de manière encore plus agressive, entraînant, entre autres, le meurtre de Popiełuszko. On se demande du coup ce qui se serait passé si les coupables avaient été traduits en justice en temps et en heure...
Face à des évènements aussi tragiques, vous infusez un peu d'humour noir dans le film. La musique quant à elle reste assez dramatique.
Je suis content d'avoir pu insérer une pointe d'ironie dans certaines scènes. Quant à la musique, j'ai pensé dès le départ qu'elle devait être très expressive. Ma première inspiration était la bande originale de Jonny Greenwood pour There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson. Par la suite, j'ai décidé qu'elle devait même être oppressante, c'est le terme exact. L'oppression est le fil rouge déployé tout au long de cette histoire. Il m'est paru naturel que la musique devait "accabler" encore plus les personnages, les enfermer dans un labyrinthe dont ils n'ont aucune chance de s'échapper. L'œuvre d'Ibrahim Maalouf illustre cette intention à la perfection. Encore imprégné de l'ambiance de The Last Family, j'ai voulu aussi utiliser certaines chansons de cette époque. Ce sont des références temporelles toujours utiles. Varsovie 83, une affaire d’état est à regarder sous plusieurs angles. Le film est une réflexion portée sur une affaire dotée d'un axe intangible, auquel aucun de mes personnages principaux n'a accès : le pouvoir.
Travaillez-vous différemment avec les acteurs lorsqu'il y a autant de personnages impliqués ?
Je pense que chaque personnage a son importance dans un film même si ici la narration n'est pas construite autour des protagonistes. Le rôle principal semble être Jurek Popiel mais c'est en fait Grzegorz Przemyk. Pour chacun des personnages, nous nous sommes demandés : qui est-il vraiment ? D'où vient-il ? Quelles sont ses motivations ? Qui est Kowalczyk, le subordonné de Kiszczak, interprété par Tomasz Kot [connu pour son rôle dans Cold War] ? Qu'est-ce qui l'intéresse ? Ou encore les parents de Jurek à la relation pour le moins ambiguë ? Ces considérations ne naissent pas du hasard, elles sont le fruit de très nombreuses conversations et échanges. J'essaie toujours de rencontrer mes acteurs un à un car le processus dans son ensemble mérite la plus grande attention. Même le plus petit des rôles peut s'avérer crucial. Il est certain que j'ai passé beaucoup de temps à travailler l'intrigue autour de l'ambulancier Wysocki pour au final la condenser en un nombre réduit de scènes montrant bien comment toute cette machination peut briser un homme. J'ai voulu des cadres statiques dont on ne peut s'échapper d'aucun côté. De plus, tourner en 16 mm nécessite beaucoup de concentration et implique une motivation supplémentaire pour être au plus précis. J'aime cette précision. Avec elle, je suis assuré de ne faire perdre de temps à personne, y compris à moi-même.
Drame, historique de Jan P. Matuszynski. 3,8 étoiles sur AlloCiné. 3 nominations au Mostra de Venise 2021 (Edtition 78).