Octobre 2015. Les douanes françaises saisissent sept tonnes de cannabis en plein cœur de la capitale. Le jour même, un ancien infiltré des stups, Hubert Antoine, contacte Stéphane Vilner, jeune journaliste à Libération. Il prétend pouvoir démontrer l’existence d’un trafic d’État dirigé par Jacques Billard, un haut gradé de la police française. D’abord méfiant, Stéphane finit par plonger dans une enquête qui le mènera jusqu'aux recoins les plus sombres de la République.
Pourquoi avoir choisi d’adapter le livre d’Hubert Avoine et Emmanuel Fansten, qui vous éloigne du territoire corse où vous avez réalisé vos premiers films ?
J’éprouvais depuis longtemps le désir de filmer Paris, qui est aussi ma ville, puisque j’y passe une partie de mon temps. J’avais envie de raconter ce que j’observe et ressens depuis la période des attentats de novembre 2015. A Paris, je vis à République, qui est un quartier sous pression quasi quotidienne et très en prise avec les événements de ces dernières années. J’avais commencé à réfléchir à tout ça, puis on m’a proposé d’adapter L’Infiltré, écrit à quatre mains par Hubert Avoine, ancien infiltré pour l’Office central de répression du trafic, et Emmanuel Fansten, journaliste à Libération. Le livre retrace le parcours d’Hubert Avoine, du syndicalisme aux cartels mexicains en passant par l’Office français des stups. Il raconte ce à quoi il dit avoir participé et qu’il pense être une dangereuse dérive de la lutte contre le trafic de drogue en France. Le livre m’a captivé, mais je ne me voyais pas travailler sur cette adaptation, trop éloignée de moi, et de mon territoire premier de cinéma qui est la Corse. Mais au moment de rencontrer Hubert Avoine et Emmanuel Fansten, ce que j’ai pu voir de leurs rapports m’a tout de suite plu et intrigué. Je me suis dit qu’il y avait là de quoi faire un film et raconter la relation inédite entre un journaliste et sa source, leur obsession commune pour cette enquête, leur niveau de langage, l’extrême théâtralité de leur dialogue ininterrompu, hypnotique et éprouvant. C’était évident qu’ils disaient quelque chose du monde et de cette époque qui s’achève.
Ainsi votre film est-il autant une histoire d’amitié qu’une enquête proprement dite…
Cela tient au fait que j’ai passé beaucoup de temps avec Hubert Avoine et Emmanuel Fansten avant de me lancer dans l’écriture, et ce jusqu’au décès d’Hubert Avoine en 2018. Ils ont été assez généreux et investis pour m’éclairer, m’accepter parmi eux, alors qu’ils étaient toujours, à ce moment-là, au milieu de leur enquête. Ils continuaient à rencontrer des gens liés à l’affaire, à échanger quotidiennement, à réfléchir… J’étais comme un stagiaire qu’on laissait accéder à des secrets incroyables. C’est ainsi que le désir de fiction est né. Et puis, rencontrer Emmanuel Fansten, qui est journaliste d’un grand quotidien, jeune, dévoué corps et âme à son travail, connecté à mille et une réalités du Paris d’aujourd’hui, ça répondait à mon désir de tourner un film en lien avec cette ville.
Votre film a, dans certaines séquences, un côté tranché dans le vif et volontairement non pédagogique, qui donne au spectateur la sensation d’être en immersion…
Ces discussions assez poussées étaient pour moi un premier élément de cinéma. En tant que spectateur, j’aime être jeté dans un film et ne pas comprendre immédiatement tout ce qui s’y joue. J’aime que les personnages ne se préoccupent pas de moi, qu’ils soient indépendants de mon regard, ce qui me rend aussi très libre. Cette pensée et cette parole qui avancent, c’est le mouvement du film. En conservant leurs dialogues très précis, très réalistes, mais absolument pas quotidiens, il y avait la promesse d’entrer dans l’imaginaire d’Hubert Avoine et d’Emmanuel Fansten. La promesse de comprendre un peu comment se mène aujourd’hui une enquête au long cours. Sachant que je n’avais pas envie de filmer des camions remplis de drogue qui passent aux frontières, ni tout l’imaginaire associé au trafic de stupéfiants que l’on voit déjà beaucoup dans les séries ou les films, il fallait faire un pas de côté et se focaliser sur ces deux personnages.
Votre film se situe au carrefour de plusieurs genres. Cela vous permet-il de mettre en lumière une réalité du trafic, dont même les médias parlent peu ?
Mon film se situe entre le film d’enquête et le film dit « de drogue ». Faire la connaissance d’Hubert Avoine et Emmanuel Fansten m’a permis de mettre à jour mes représentations sur le sujet. À quoi ressemble la lutte contre le trafic de drogue aujourd’hui ? Quels en sont les acteurs et les outils, les stratégies et les doctrines ? Quelles sont les modalités de la consommation ? Qu’est-ce que cela implique d’un point de vue politique, économique et philosophique ? C’est allégorique. La toile de fond du film, c’est le trafic, mais, bien sûr, il est question du capitalisme et de la société du spectacle. La drogue, c’est le produit capitaliste ultime. Peut-on endiguer son trafic ou est-on réduit à ne faire que du renseignement ? La guerre contre la drogue est-elle une guerre perdue ? Le film pose aussi ces questions. Le personnage d’Enquête sur un scandale d’État , Hubert Antoine, pense, lui, que la lutte a été dévoyée et que l’État est devenu le plus grand trafiquant de drogue en France. Le journaliste, Stéphane Vilner, tient à démontrer à quel point la politique de lutte contre le trafic en France est un échec patent et presque criminel. Je pense qu’il y a un fossé entre la façon dont les médias parlent du trafic de drogue et sa réalité, infiniment plus complexe.
Libération dans votre film est plus qu’un décor, c’est presque un personnage !
Exactement. Libération nous a largement ouvert ses portes. On a eu la chance de tourner à l’intérieur du journal en état de marche. Il n’était pas question que le travail des journalistes s’arrête pour qu’on puisse tourner, on devait se glisser et se faire discrets, se fondre dans le décor. On voit bien d’ailleurs à l’image le mouvement, la vie qui continue, les journalistes qui passent dans le champ et qui ne sont pas des figurants…
Le film questionne aussi la notion de vérité, au point que la parole du personnage de l’infiltré est mise en doute à plusieurs reprises…
On compose parfois avec le réel parce qu’on a envie de faire dire aux événements ce qui nous arrange, soit parce qu’on a une revanche à prendre, soit parce qu’on y a intérêt politiquement ou idéologiquement. Souvent, le grand perdant, c’est le réel : les personnes que ça touche et la tragédie qui s’y rattache. Ce qui m’intéressait n’était pas de savoir qui avait raison ou qui mentait, mais de montrer cette parole qui tente d’attraper quelque chose de la réalité. Quel discours se produit autour de cette « force » qu’est la drogue avec son trafic. Cette question de la mythomanie supposée du personnage de l’infiltré (que le film ne résout pas) est aussi là pour, de la part de ses adversaires, l’infirmer, et invalider son discours. Si tant est qu’il soit mythomane ou prenne des libertés avec la réalité, ce ne serait de toute façon qu’une des facettes de sa personnalité. En ce qui me concerne, je n’en sais rien. Ce qui m’importe, c’est sa profondeur et sa complexité, la vérité qu’il touche néanmoins du doigt. Il est drôle et très sombre à la fois, énervant parfois, mais aussi bouleversant. Et ce n’est pas parce qu’il est envisageable qu’il s’arrange avec la réalité, qu’il n’est pas « fondé » comme il le dirait lui-même, ou que ce qu’il dit ne s’est pas réellement passé.
Il y a quelque chose de mythologique et de romanesque chez ce personnage. Dans le premier plan du film, il sort de l’ombre depuis le haut d’un escalier et à la fin du récit, la voiture qui l’emmène se fond dans la nuit, comme si une part de mystère devait rester hors champ…
Quand j’ai rencontré Hubert Avoine, je me suis dit : voilà un aventurier, doublé d’un facilitateur, comme on peut dire aujourd’hui. Et j’avais l’impression de ne jamais avoir vu un tel personnage dans un film. Une partie de son charme venait du fait qu’il racontait avoir côtoyé de près les acteurs d’une époque qui disparaît. Qu’il avait fréquenté une France un peu oubliée, mais encore très vivace et influente, celles des réseaux parallèles Pasqua, Foccard, Chirac. Il a fait des liens entre le GAL et le SAC, a ouvert historiquement les choses : on n’aurait pas, d’un côté, les sales histoires de la République – les réseaux parallèles, etc. – supposées derrière nous et, de l’autre, les nouveaux trafiquants dont les origines et les histoires sont totalement différentes. Hubert Avoine amenait sur la table la question de la légalité et des limites d’un État de droit supposé. Dans mon film le personnage de Hubert est aussi, comme celui de Jacques Billard que joue Vincent Lindon, un vrai personnage de cinéma, hors norme, tandis que Stéphane, plus contemporain, plus familier aussi peut-être, se tient comme en lisière de la fiction.
Comment avez-vous travaillé à l’écriture du scénario avec votre coscénariste Jeanne Aptekman ?
Nous voulions utiliser tout le matériel, toute la littérature et les images qu’on avait à notre disposition pour enquêter et construire le récit. C’est-à-dire un matériel hétéroclite – auditions, interviews écrites ou filmées, procès-verbaux, témoignages, déclarations des uns et des autres, etc. – mais surtout les récits d’Hubert Avoine et Emmanuel Fansten, avec lesquels nous avons mené de nombreux entretiens. Nous sommes partis avec eux en Espagne, sur la Costa del Sol, épicentre du trafic européen, mais aussi à Marseille, pour voir ce qu’il s’y passait et surtout pour les observer eux, ensemble. Il s’agissait de poursuivre leur navigation à vue le plus longtemps possible. Les séquences de comités de rédaction à Libération qui sont tournées sur place, ont été écrites avec les acteurs selon les modalités des vrais comités de rédaction du journal.
Biopic, drame, thriller de Thierry de Peretti. 4,1 étoiles sur AlloCiné.