Franck, ferrailleur, et Meriem ont cinq enfants, un sixième en route, et de sérieux problèmes d’argent. Julien et Anna sont avocats et n’arrivent pas à avoir d’enfant. C’est l’histoire d’un impensable arrangement.
Comment avez-vous découvert le roman d’Alain Jaspard, Pleurer des rivières, et pourquoi cette histoire qui traite du désir puissant de maternité vous a-t-elle touché ?
J’ai perdu ma mère à l’âge de six ans et mon père s’est remarié avec une femme qui m’a adopté devant la loi. Cette femme est devenue ma deuxième mère. J’ai donc grandi avec une double figure maternelle. L’histoire de ces deux femmes réunies autour d’un seul et même enfant m’a donc intrigué. En refermant le roman, j’étais très ému par les trajectoires de Meriem et Anna. La filiation, la maternité, l’abandon, sont des thématiques auxquelles je suis de fait très sensible. Les deux courts-métrages que j’ai réalisés lors de mes études à l’INSAS les abordaient déjà. Angelika était un portrait documentaire d’une enfant de l’assistance publique polonaise et Les Yeux fermés une fiction sur un jeune apnéiste qui accompagne sa mère mourante.
Le scénario du Sixième Enfant s’articule autour d’un échange que le Code civil qualifie de trafic d’êtres humains. Et vous faites d’Anna, dessinatrice pour enfants dans le roman, une avocate très consciente de ses actes.
Je ne voulais pas qu’Anna puisse passer pour inconsciente. Je trouvais plus fort qu’elle agisse en connaissance de cause, consciente de la loi qu’elle transgresse et des risques qu’elle prend. En en faisant une avocate, son désir me semblait plus ardent. Cela permettait aussi d’établir un langage commun avec Julien, lui aussi avocat, qui désire également un enfant, mais n’est pas prêt à outrepasser la loi.
Vous ne portez aucun jugement sur vos personnages.
Non. Rester à leur hauteur et à la hauteur de leurs problématiques a été le mot d’ordre de ma mise en scène. Le film est évidemment traversé par des questions relatives à la loi et à la morale, mais c’est la question de l’intime que je voulais traiter. Franck et Meriem décident de confier leur sixième enfant, qu’ils n’ont pas les moyens d’accueillir, à Julien et Anna, qui ont tout tenté, mais n’arrivent pas à avoir d’enfant. J’ai essayé de raconter leurs secrets, leurs doutes, leurs espoirs, sans être dans le discours ni le jugement. J’ai cherché à les comprendre, à les aimer.
Avez-vous rencontré des communautés de gens du voyage lors de l’écriture du scénario ?
Oui. Je suis d’abord allé au pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer, où j’ai fait la rencontre de Nathalie Meyer, une femme Yéniche originaire d’Alsace. J’ai passé un moment avec elle dans le camping où elle séjournait avec sa famille, je lui ai raconté mon projet de film et elle m’a ensuite accompagné tout au long de sa réalisation. J’ai d’ailleurs donné son nom de famille aux personnages de Meriem et Franck, en souvenir de cette première rencontre. J’ai aussi travaillé avec les membres de l’Association des Gens du Voyage de l’Essonne, qui m’ont emmené sur différents terrains familiaux et aires d’accueil, à la rencontre de familles, sédentarisées ou non, pour que je puisse mettre mon histoire à l’épreuve de leurs vies, voir comment celles-ci pouvaient enrichir et crédibiliser le scénario, dans les détails notamment. En préparation, je suis retourné sur les terrains avec l’équipe technique et les comédiens. Nous y avons fait du casting et des repérages. Tout cela en gardant toujours à l’esprit que je ne réalisais pas un documentaire sur cette communauté. Je parle seulement de Meriem, de Franck et de leurs enfants. Comme je ne parle pas de bourgeois, mais d’Anna et Julien.
Votre récit est mené tambour battant et contient de nombreuses ellipses. Un sentiment d’urgence le traverse. Comment avez-vous travaillé à obtenir ce mouvement ?
Mon envie était de raconter cette histoire intime de manière haletante. Puisque les personnages agissent dans la hâte, il me semblait nécessaire que le film revête ce même caractère d’urgence dans son rythme et sa dramaturgie. Avec Catherine Paillé, ma coscénariste, puis avec Catherine Schwartz, ma monteuse, nous avons construit le film comme un « thriller social ». Nous avons imaginé une narration faite d’ellipses et travaillé autour de la question du hors-champ. Tout ce qu’on ne dit pas et qu’on ne montre pas ajoute à la tension du récit, permet de rendre le spectateur actif et de le mettre en empathie avec les personnages. C’est là tout l’enjeu de cette histoire.
Votre épilogue est moins cruel que celui du roman.
Le film est une adaptation très libre du roman. Je souhaitais qu’au bout de cette histoire, les deux femmes se retrouvent autour de cet enfant. Il m’importait que quelque chose de la rencontre entre les deux mondes se raconte, car c’est aussi ce dont il s’agit. Un lien se tisse entre Anna et Meriem. Un lien complexe, car il est tout à la fois désiré et subi, sincère et intéressé, marchand et amical.
La séquence du dîner entre Anna, Julien et leurs amis est un moment saillant du film.
C’est le moment de basculement pour eux, car le mensonge d’Anna rencontre le monde. En se montrant avec son faux ventre, en feignant une grossesse, elle met Julien au défi, en public, de la suivre ou non. Dans leurs regards, tout leur désaccord s’exprime. Anna joue un rôle face à ses amis et Julien se retrouve pris au piège, contraint de la suivre. L’annonce d’une grossesse est souvent un moment chaleureux, là il se transforme en mascarade. Le Sixième Enfant est aussi un film sur le secret, sur ce qu’on dit et ce qu’on tait, ce qu’on voit, donne à voir ou dissimule. Je trouve cette idée du secret très cinématographique, dans la mesure où elle met le spectateur dans la confidence avec les personnages, face au reste du monde.
Votre image est composée de tons chauds dans l’ensemble, et vous avez tourné plusieurs séquences de nuit. Comment avez-vous pensé la colorimétrie du film ?
J’adore la nuit au cinéma. J’aime cette ambiance, qui, ici, s’accordait bien à la thématique du secret. Je voulais que l’image du film lorgne plus du côté du romanesque que du social. Nous avons ainsi décidé, avec le chef opérateur, d’une image stylisée, qui nous semblait intéressante pour dialoguer avec des décors ultraréalistes. J’aime aussi l’idée de faire exister les choses par le hors-champ, d’où le choix du format 1.5, un format photo qui resserre le cadre sur les personnages, façon portrait, et laisse la place au son pour raconter le monde autour.
Justement, comment avez-vous travaillé le son de votre film ?
Avec Simon Poupard, le monteur son, et Pierre-Jean Labrusse, le mixeur, nous avons recherché l’équilibre entre réalisme et onirisme en nous appuyant d’abord sur les sons réalistes qu’imposaient les décors et les situations. Nous avons ensuite travaillé des sons exogènes, parfois osés, qui densifient les séquences et tentent d’emmener le spectateur vers l’émotion souhaitée. J’avais imaginé ce film comme un tunnel qui nous embarque progressivement vers le drame. La bande-son participe donc de ce mouvement. Plus l’étau se resserre, plus le dénouement approche, et plus on va vers une forme d’épure. Les dialogues sont de moins en moins nombreux au fil des minutes qui passent et les ambiances chargées du début disparaissent pour laisser place au silence.
Et la musique ?
La musique fait le chemin inverse. Elle est peu présente au début du film et prend progressivement sa place. À la fin, il ne reste qu’elle et les voix des comédiens. J’ai travaillé avec Louis Sclavis, qui est surtout compositeur de jazz et clarinettiste. J’aime sa sensibilité, la présence de son souffle dans ses morceaux, le son de ses doigts sur son instrument, qu’il refuse d’enlever au mix. Il a vraiment un son à lui. Par ailleurs, c’est un grand mélodiste. Puisque ce film se voulait un dialogue entre deux mondes, deux états, deux détresses, il fallait une musique qui puisse jouer du contraste. C’est le cas de la musique de Louis, entre interprétation râpeuse, organique, et mélodies lyriques, assumées. Le travail en studio avec lui et ses musiciens a été un autre grand moment de mon expérience de premier film. Le piano, la contrebasse, le violon, le violoncelle, la clarinette… C’était comme si de nouveaux personnages faisaient irruption dans l’histoire.
Drame de Leopold Legrand. 3 prix et une nomination au Festival du Film Francophone d'Angoulême 2022 (édition 15).