Dans les faubourgs populaires de Casablanca, Hassan et Issam, père et fils, vivent au jour le jour, enchaînant les petits trafics pour la pègre locale. Un soir, ils sont chargés de kidnapper un homme. Commence alors une longue nuit à travers les bas-fonds de la ville...
Les Meutes est votre premier long métrage. Quel est votre parcours de cinéma ?
Je suis né et j’ai grandi au Maroc, je suis arrivé à Paris à 18 ans pour faire des études de droit et de sciences politiques. C’est à Paris que j’ai découvert certains films qui ont été un déclic, des films étrangement très différents de ceux que je ferai par la suite. Par exemple, Sonate d’automne d’Ingmar Bergman a été mon premier choc, celui qui m’a fait comprendre toute la puissance émotionnelle que pourrait receler le cinéma. Ensuite, j’ai découvert des films plus proches de ce que je fais maintenant : le néoréalisme italien, les films de Ken Loach, le cinéma américain des années 70… J’ai ensuite passé le concours de la FEMIS, école où j’ai vraiment commencé à faire des films. Dans le contexte de la scolarité, on faisait des exercices très encadrés ce qui permettait d’expérimenter beaucoup de choses. C’est là que j’ai commencé à aimer travailler avec des acteurs non professionnels. Dans Les Meutes, il n’y a quasiment que des non professionnels, tout comme dans mon film de fin d’études, Drari (2ème prix de la Cinéfondation), que j'ai tourné à Casablanca. Travailler avec des non-professionnels procure beaucoup de liberté, de souplesse, d’adaptabilité. Je n’avais pas envie de faire un cinéma où il faut attendre deux heures pour que la lumière soit parfaite. J’ai réalisé un second court métrage de 30 minutes, Moul Lkelb (L’homme au chien), qui se passait au cours d’une seule nuit, dans le milieu des combats de chiens. C’est ce court qui m’a amené vers Les Meutes, dans le prolongement du même univers.
Le film semble parfois improvisé : aviez-vous un scénario complet en amont, ou avez-vous improvisé au fil du tournage ?
Le scénario était écrit de manière très précise. Mais travailler avec des non professionnels ouvre à des imprévus. Mes acteurs viennent de milieux sociaux très difficiles, ils connaissent des addictions… J’ai réécrit certaines scènes le matin au pied levé parce que l’un des acteurs n’y arrivait pas. J’avais prévenu l’équipe et le chef opérateur que les deux acteurs seraient le cœur du film, qu’ils étaient supers mais n’étaient pas des professionnels. Ils sont très intenses devant la caméra mais aussi dans la vie. Le but était de ne pas abîmer leur intensité naturelle par trop de contraintes techniques. Ils n’arrivaient pas à respecter les marques, par exemple, donc notre méthode devait s’adapter à eux.
Sur une trame minimale de film noir, Les Meutes évoque beaucoup de sujets. Par exemple, le rapport père-fils, qui semble s’inverser.
Au Maroc, la figure du père et la masculinité en général sont très différentes des conceptions occidentales. Au Maroc, il existe un très grand respect envers le père, on ne conteste pas sa parole, on ne peut pas faire sa crise d’adolescence. Quand on a dit à l’acteur qui joue le fils, “lui, ce sera ton père”, un rapport de déférence s’est installé entre eux. La trajectoire du film, c’est ça : un fils qui accepte tout de son père alors qu’il sait très bien au fond de lui que le père prend des mauvaises décisions.
Les Meutes n’est pas une comédie mais m’a rappelé le cinéma des frères Coen au sens où les personnages sont pris dans un enchaînement qu’ils ne maîtrisent pas. On pense aussi à une phrase d’Hitchcock qui disait que c’était difficile de faire disparaitre un cadavre : cette difficulté est le cœur narratif de votre film.
Le film n’est pas une franche comédie, il est très sombre, mais il comporte une ironie souterraine. J’y ai injecté aussi une dose de burlesque ainsi qu’une dimension absurde. J’avais en tête la figure de Sisyphe et de son rocher. Mais c’est vrai que mon intention n’était pas d’aller vers la pure comédie ou le pur burlesque. Quand on circule dans les marges de Casablanca la nuit, cette dimension burlesque est très présente : les gens sont souvent de véritables personnages qui cabotinent. Je pense que le burlesque du film vient plus de cet aspect documentaire que d’une intention de ma part d’appuyer cette dimension. Mon rapport à Casablanca a beaucoup nourri mon écriture.
La religion est présente, à la fois sous forme magique, quand la camionnette redémarre à la suite d’une prière, et sous forme ironique : Hassan commet un tas de choses illégales ou amorales mais tient à enterrer selon les codes religieux le type qu’ils ont tué.
La religion est très présente dans la culture marocaine, et je dirais même que c’est une forme de superstition : la peur d’être maudit, la peur de subir un châtiment divin… Les gens peuvent accepter de faire des choses pas très morales pour survivre mais la chape de superstition est toujours présente. Même les gens les plus éduqués et cartésiens ont cette dimension en eux. Dans les dialogues, dieu est toujours là : que Dieu t’aide, que Dieu te maudisse, que Dieu te guide, etc. C’est ancré dans la façon d’être des Marocains. Et ça induit une ironie tout au long du film.
L’ironie est également présente dans l’arc narratif du film : Hassan est sans arrêt dérouté de son chemin et finit par être jeté dans la gueule du loup de la bande rivale.
Ce trajet incarne la thématique de l’absurde. On évoquait Sisyphe, c’est ce qui arrive à Hassan. Son trajet est une boucle et il finit par arriver là où il ne devait surtout pas arriver. Il part de l’aube, termine à l’aube. Cela donne une dimension existentialiste au film. Hassan lutte pour essayer de s’en sortir, et au final, il revient à son point de départ. La lecture au premier degré de ce film est assez simple : il s’agit de se débarrasser d’un corps. La dimension sociale, existentialiste, filiale, tout cela forme les couches souterraines du film.
Thriller de Kamal Lazraq. 1 prix au Festival du Cinéma et Musique de la Baule 2023 (édition 9). 1 prix et 6 nominations au Festival de Cannes 2023 (édition 76).