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L'établi


Quelques mois après mai 68, Robert, normalien et militant d’extrême-gauche, décide de se faire embaucher chez Citroën en tant que travailleur à la chaîne. Comme d’autres de ses camarades , il veut s’infiltrer en usine pour raviver le feu révolutionnaire, mais la majorité des ouvriers ne veut plus entendre parler de politique. Quand Citroën décide de se rembourser des accords de Grenelle en exigeant des ouvriers qu’ils travaillent 3 heures supplémentaires par semaine à titre gracieux, Robert et quelques autres entrevoient alors la possibilité d’un mouvement social. L’établi est l’adaptation de l’illustre roman éponyme de Robert Linhart.

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Entretien avec le réalisateur, Mathias Gokalp

Qu’est-ce qui vous a amené à adapter l’établi, l’ouvrage de Robert Linhart, quarante-cinq ans après sa publication, cinquante ans après les faits relatés ?
J’ai lu l’établi quand j’étais étudiant en cinéma et il m’a d’abord beaucoup marqué comme texte littéraire. J’étais évidemment sensible à son contenu politique, tout en sachant que ça décrivait des choses qui n’existaient plus sous cette forme, mais ce qui m’a touché en premier lieu, c’est que c’était un texte magnifique. Robert Linhart était pour moi un écrivain « contemporain » que j’aurais placé tout en haut de mon panthéon littéraire avec Duras et Koltès. J’ai grandi dans la bourgeoisie où l’éducation cherche à développer les qualités des individus, à ce qu’ils se découvrent eux-mêmes et s’améliorent : en lisant ce livre, je m’apercevais que le monde ne fonctionnait pas du tout sur ce principe et que la société avait pour principal objectif de fabriquer des travailleurs et des forces de production. Des enfants de ma classe d’âge n’avaient pas les moyens de faire des études et devaient travailler plus tôt qu’ils ne l’auraient souhaité. Ils étaient absorbés et broyés par cette machine. L’Établi disait très clairement la violence, l’absurdité, la folie et le caractère impersonnel de cette machine.

Êtes-vous étonné que ce texte si fort, si marquant, n’ait pas été adapté plus tôt par le cinéma ? 
Non, parce que moi-même, je n’y ai pas pensé pendant longtemps. A mes yeux, ce texte était littéraire et documentaire, et ne réclamait pas forcément un film. Lors d’une discussion avec mes producteurs, j’avais évoqué ce texte comme une référence, pas comme un film possible. Ils ne le connaissaient pas et m’ont demandé de le décrire. Suite à ma description, ils m’ont dit qu’il y avait une situation forte de fiction dans ce texte : ce personnage qui est là, à l’usine, sans dire qui il est. Ils me l’ont fait voir sous un autre angle. Et je me suis dit qu’il serait intéressant de travailler sur un texte qui ne semble pas immédiatement adaptable, que ça nous forcerait à trouver une forme originale.

Comment avez-vous transformé le livre en scénario puis en film ?
Le livre de Robert Linhart se donne comme une chronique, avec une description du travail très fine, très intelligente, et des portraits marquants. La première idée à laquelle je me suis raccroché, c’était de restituer le rapport au travail et de faire vivre les personnages autour de Robert : ouvriers, contremaîtres, patrons, immigrés, etc. Avec le temps et la fréquentation du texte, je me suis aperçu à quel point son récit et sa structure étaient savantes, avec une force dramatique très élaborée. Pour l’adaptation, il y a eu deux temps, avec deux scénaristes. Avec Marcia Romano, ça a été un temps de défrichage et de définition du périmètre : on a décidé quels personnages et quelles parties du récit on allait garder – en l’occurrence, les deux premiers tiers du livre. Dans la période avec Marcia, j’étais trop précautionneux avec le texte et je n’arrivais pas à m’en éloigner. On l’a ensuite confié à Nadine Lamari en lui laissant les mains libres. Nadine connaît très bien le monde ouvrier et avait envie depuis longtemps de travailler sur cet espace. Elle a amené beaucoup d’éléments narratifs. Elle a pris le récit à bras le corps et en a fait une fiction.

Ce qui est également marquant dans le film, c’est la reconstitution d’une chaîne de fabrication de 2cv. C’est très beau, très fort, d’autant que la 2cv est une voiture iconique dans notre imaginaire collectif. Comment avez-vous procédé ?
Pour l’extrême-gauche des années soixante, la production automobile était une clé de la société de consommation, et donc un objectif stratégique. En même temps, ils étaient fascinés par cet univers. Pour moi, l’usine ça devait être la scène du huisclos, et l’image de cette société de consommation. Pour la reconstitution, on s’est installés dans les friches Michelin, à Clermont-Ferrand. On a rempli des grands hangars avec les outillages d’usine en cessation d’activité de la région. Concernant les 2cv, nous avons travaillé avec des véhicules de collection qui ont été entièrement démontés pour être réassemblés sur la chaîne dans le film. Et des fabricants nous ont aussi fourni des pièces neuves, les carrosseries brutes et les portières. On ne fabrique plus de 2cv complètes mais on fabrique encore des pièces détachées pour réparer celles qui sont encore en circulation.

Comment s’est passée votre collaboration avec Jean-Marc Tran Tan Ba, le chef décorateur ?
Il s’est engagé sur le projet parce qu’il aimait ce que ça racontait et que c’était un défi magnifique de reconstituer une usine des années soixante. Jean-Marc et son équipe voulaient vraiment que cette usine du passé sorte de terre, ils ont beaucoup donné. Entrer sur le plateau emmenait tout le monde soixante ans en arrière. Jean-Marc m’a prévenu dès le départ qu’ils ne pourraient pas reconstituer plus de trois postes : la chaîne, les balancelles et les sièges. Donc on a recentré le récit sur ces trois lieux.

Robert Linhart est joué par l’excellent Swann Arlaud. C’était une évidence ? 
Oui, il y a eu une forme d’évidence, j’étais très admiratif du travail de Swann. Quand il a lu le scénario, il a eu une profonde affinité avec le récit parce que Swann aime s’engager, se pose beaucoup de questions politiques. Il s’est vraiment investi dans ce rôle, il l’a vécu de l’intérieur. Swann est très costaud, ce qui rendait sa souffrance physique moins vraisemblable. Il a été très précis dans ses gestes, il a joué la maladresse avec beaucoup de justesse, de naturel, alors qu’il n’est pas maladroit. Mais il a la fragilité intérieure qu’avait Robert. Il a aussi apporté au personnage une forme d’opacité. On met du temps dans le film à comprendre le personnage. Le personnage se fend au fur et à mesure et ça, Swann l’a construit avec son jeu.

Qui sont les acteurs qui jouent les ouvriers ?
Au-delà des têtes d’affiche qui incarnent des institutions (le patron, le syndicaliste, etc.), on avait décidé que les ouvriers seraient joués par des figures peu connues. Ce sont des professionnels mais on voulait des jeunes acteurs français peu vus et talentueux. Okinawa Valérie Guérard, la directrice de casting, les a trouvés à la sortie du Conservatoire ou au théâtre. Ils sont d’ailleurs plus habitués à la scène qu’à la caméra. Ils ne sont pas dans le pur naturalisme et ce sont des forces de proposition, dans des rôles de composition. Swann les a accueillis comme un grand frère avec beaucoup de générosité et de bienveillance. Swann sait ce que c’est que de jouer les seconds rôles, d’être un comédien peu connu. Il y a des plans où il s’effaçait derrière eux. Il est avec les autres sans se mettre en valeur et c’est grâce à lui que le film devient l’histoire d’un groupe et pas d’un héros. 

Robert Linhart a vu le film ? 
Deux fois. Il avait lu le scénario. A la première vision, dans une version non terminée, il était très ému. Il a simplement dit « ce qui est inventé, c’est bien trouvé». Ensuite, il m’a laissé des messages pour me dire qu’il trouvait le film très bien. Pendant l’écriture du scénario, on avait pris un café chez lui avec Nadine Lamari. Nadine lui a dit « Robert, je vais devoir inventer des choses ». Et Robert lui a répondu « il faut respecter l’esprit du livre, pas la lettre ». C’était d’une grande générosité.

Drame de Mathias Gokalp. 3,5 étoiles sur AlloCiné.

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