Rosemay, 16 ans, vit en famille d’accueil et ne rejoint sa famille biologique que pour les vacances. Un jour, son père n’est pas là pour l’accueillir comme prévu. D’ailleurs, il ne réapparaît pas et semble s’être évaporé. Ses questions ne rencontrant que des mensonges, Rosemay ne peut se fier qu’à son intuition...
Votre premier long-métrage «Les Inséparables» remonte à 2008. Pourquoi avoir attendu près de quinze ans pour passer au second ?
J’ai besoin qu’un projet devienne vital pour que je le réalise. Je commence toujours par le repousser, par penser qu’il n’en vaut pas la peine. S’il m’assaille vraiment, j’y vais. J’ai travaillé pendant plusieurs années sur un documentaire politique autour de l’art brut, sur la notion de « marchandise ». J’ai aussi écrit quelques films pour d’autres. Et cela fait quatre ans que je travaille sur « La Fille d’Albino Rodrigue ». On devait entrer en préparation le jour du premier confinement. La Covid nous a décalés d’un an et demi.
« La Fille d’Albino Rodrigue » est librement inspirée de faits réels. Pourquoi cette histoire vous a-t-elle interpellée ?
J’ai longtemps été addicte aux émissions de faits divers. Le fait divers, c’est un événement qui a une petite cause et un grand effet : c’est donc par nature assez cinématographique. Dans ces émissions, les faits relatés sont le plus souvent anecdotiques, les personnages sans envergure. Mais cette fois-là, je suis tombée en arrêt devant une jeune femme de 27 ans qui racontait son histoire survenue 15 ans plus tôt. Cette fille très simple avait un regard incroyable et une vivacité d’esprit extraordinaire. C’est à cause d’elle et de ce regard que je me suis penchée sur ce fait divers, que j’ai ensuite été Christine Dory Scénariste et Réalisatrice happée par la dimension tragique de la mère et du frère. À eux trois, ils avaient un destin.
Qu’est-ce qui vous a fascinée dans ce personnage de mère intrigante et menteuse ?
La banalité du mal. L’abjection et la monstruosité « près de chez vous ». Au procès, les avocats ont dit qu’ils n’avaient jamais vu une femme comme elle qui chargeait son fils alors qu’en général, les génitrices sauvent leur gamin en assumant la faute…Tout en travaillant sur ce personnage, je me disais : « c’est aussi une femme qui se libère ». Certes, elle n’est pas concernée par le principe de réalité, elle n’est pas construite moralement, elle instrumentalise les autres, mais pour toutes ces raisons, elle n’est pas entravée. Elle se débarrasse de ce qui la gêne, par exemple son mari. Je crois que ce qui m’a fascinée chez elle, c’est sa capacité de transgression et sa désinvolture. Elle est à la fois effrayante et comique. Pendant le tournage, je disais que du point de vue de Rosemay, la fille, le film est une tragédie, mais que pour Marga, la mère, il s’agit d’une comédie.
Vous semblez lui trouver des circonstances atténuantes en divulguant son passé…
Lorsque Marga évoque son passé, ça n’est pas pour se justifier, mais pour montrer à Rosemay combien elle a de la chance de ne pas avoir vécu la même vie qu’elle. Je ne plaide ni à charge ni à décharge, pour aucun des personnages. Cela n’est pas le travail d’un film. Marga est ce qu’Emilie Dequenne en a fait : elle est un peu punk sur les bords, « no future », rien à foutre de rien. C’est ce qui a conduit la direction du jeu d’Emilie. Elle est absolument prête à tout, même à mourir. C’est ce qui lui donne ce pouvoir de nuire en profondeur. Marga s’évade souvent du plan : elle plante Rosemay qui reste seule, mais ne lâche pas l’affaire et revient à la charge en rentrant dans le champ. Et Marga en sort à nouveau. Si la caméra suit Marga, c’est qu’elle est dans le regard de Rosemay. J’ai essayé de faire en sorte que la mise en scène, à tous les niveaux, donne corps à cette relation mère/fille. Nous cherchions toujours dans le jeu et la mise en scène cette désinvolture qui paralyse Rosemay.
Vous venez de ce milieu que vous décrivez ?
Ce paysage m’est familier. Et j’ai vu se déployer sous mes yeux ce genre de rapports toxiques dans mon entourage. Telle femme préparait au téléphone l’enterrement de son mari alors qu’il était encore vivant dans la pièce d’à côté. Telle autre a pendu le chien de son fils pendant qu’il était à l’hôpital. J’ai eu envie de creuser des personnages capables de tels actes. Je tenais à tourner dans la région où j’ai grandi, la périphérie de Saint-Étienne, qui est une banlieue industrielle et minière. Mais on a obtenu un financement de la région Grand Est, et j’y ai cherché des paysages similaires à ceux de mon enfance. Je les ai trouvés dans la vallée ArcelorMittal où le décor hétéroclite impressionnant fait penser à une casse de voitures…
Comment avez-vous choisi Galatéa Bellugi pour incarner l’héroïne ?
J’ai d’abord cherché une inconnue, parce que je croyais Galatéa trop âgée pour jouer une adolescente. Donc je retardais le moment de la rencontrer. On a fait un casting sauvage qui n’a rien donné. Ça ne court pas les rues les Sandrine Bonnaire, ou les Galatéa Bellugi ! Je l’ai auditionnée et ça a tout de suite été évident.
Quel genre d’indications lui avez-vous données ?
Je lui ai montré « Sans toit ni loi » d’Agnès Varda (1985) ainsi qu’à l’équipe. Nous avons fait des lectures, on parlait du personnage et des enjeux de la scène. Galatéa posait des questions très pertinentes. Pendant le tournage aussi. C’est une actrice très précise. Cela se voit quand on la regarde jouer, elle est très subtile.
Les rapports entre le frère et la sœur sont très touchants. Ils n’ont pas été élevés ensemble et pourtant, il y a une connivence et de la solidarité…
Manuel est le grand frère, celui sur lequel Rosemay peut projeter un fantasme de famille… Il aimerait être pour elle ce qu’il n’a pas eu : un soutien, un modèle. Mais c’est impossible. Toutefois, il y a beaucoup de tendresse entre eux. Matthieu Lucci qui joue Manuel a su trouver la profondeur et l’intensité de ce personnage sacrifié par sa propre mère.
Étiez-vous familière de l’univers des familles d’accueil ?
Non. Je me suis inspirée de l’histoire d’une amie de mon fils, qui avait fait un cambriolage quand elle avait 14 ans et avait ensuite été placée en famille d’accueil. Les années qui ont suivi, elle venait souvent à la maison pendant les vacances et nous racontait cette famille qu’elle aimait énormément. J’ai fantasmé ce couple de parents d’accueil. Il fallait des acteurs ayant un fort potentiel de sympathie. Lorsque la petite sœur demande à Rosemay si Manuel est aussi son frère, Rosemay répond « c’est ton frère puisque c’est le mien et que tu es ma sœur ». La vraie famille est celle qu’on arrive à faire tenir debout, même avec une logique bancale : pourvu qu’on ait la tendresse, l’amour.
Pensez-vous déjà à l’après ?
Je réfléchis à une adaptation. L’histoire d’un homme qui voudrait se comporter très bien dans la vie mais se comporte très mal … C’est assez proche de Kafka. Un peu drôle et un peu noir. Mais j’hésite parce que c’est une histoire essentiellement d’hommes. Or, j’ai envie de filmer des femmes, de mettre en scène Adèle Exarchopoulos et Emilie Dequenne qui seraient sœurs.
Drame de Christine Dory. 3,4 étoiles sur AlloCiné.