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La femme de Tchaïkovski


 

Russie, 19ème siècle. Antonina Miliukova, jeune femme aisée et apprentie pianiste, épouse le compositeur Piotr Tchaïkovski. Mais l’amour qu’elle lui porte n’est pas réciproque et la jeune femme est violemment rejetée. Consumée par ses sentiments, Antonina accepte de tout endurer pour rester auprès de lui.

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Entretien avec le réalisateur, Krill Serebrennickov

Quel est le point de départ de cette histoire et qu’est-ce qu’il vous plaisait de raconter ? 
Cela fait longtemps que je m’intéresse à Tchaïkovski qui, pour moi, est comme un « objet volant non identifié » : tout le monde le connaît, mais personne ne sait rien de lui. Il y a un livre en deux tomes qui a produit sur moi une très forte impression : c’est celui du professeur de l’université de Yale Alexander Poznansky. Je lui suis extrêmement reconnaissant, car il a accompli un travail colossal pour rétablir la vie entière de Tchaïkovski jour par jour. Ce livre a rendu les choses plus claires, plus compréhensibles. Puis je me suis tourné vers le livre de Valeri Sokolov, Antonina Tchaïkovskaïa : Histoire d’une vie oubliée. Tout cela se déroulait dans le cadre de mes recherches sur la vie de ce génie russe. C’était il y a longtemps. J’avais écrit un premier jet de scénario qui est resté longtemps dans mon tiroir, attendant de voir le jour, puis des circonstances se sont réunies pour qu’il devienne réalisable.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette femme ?
En fait, il y a un moyen intéressant de parler de quelque chose ou de quelqu’un de grand, non pas en se mettant au-dessus, en le surplombant, mais en scrutant le reflet qu’il renvoie. Il y a une pièce très célèbre de Mikhaïl Boulgakov, Alexandre Pouchkine, sur Pouchkine, mais dans laquelle Pouchkine est absent. Il est donc intéressant de voir ce que dit d’une telle personne quelqu’un d’effacé. Ce regard porté ouvre de très larges possibilités.

À quels documents avez-vous eu accès ?
Je n’ai pas eu besoin de chercher d’autres documents, car ces livres renferment absolument tout ce qui concernait les deux protagonistes. Je ne me suis évidemment pas contenté de ces deux livres, j’ai lu tout ce que je pouvais sur elle, mais peu de choses ont été conservées : les Mémoires qu’elle a écrits, quelques lettres… Il m’a semblé que la vie de cette femme était d’autant plus intéressante qu’elle est souvent considérée comme une idiote incapable d’apprécier le talent de Tchaïkovski, de rester digne à ses côtés. J’ai donc eu envie de creuser, d’en savoir plus, en me demandant si elle était vraiment l’idiote dépeinte, peut-être y avait-il autre chose, peut-être voulait-elle exhiber sa personnalité différemment. Car, à côté d’un tel soleil, d’un soleil si énorme, il était impossible de ne pas s’y brûler. Les questions étaient donc nombreuses.

Entre le fameux compositeur et sa femme, c’est la personne dans l’ombre que vous mettez en lumière ?
Sa vie à lui, c’est tout autre chose et requiert d’autres recherches. Ce n’est pas un film sur lui. C’est un film sur elle, sur une femme. C’est plus une histoire, une recherche sur la personnalité, la na ture de cette femme, sur l’essence même de cette vie complexe, traumatisée, qui confine au supplice.

Y a-t-il des libertés que vous avez prises avec la vie réelle de cette femme ? 
Il y a quelques écarts que je me suis permis, mais ils sont minimes. J’ai un peu changé son caractère, lui ai fait accomplir des actes peut-être différents de ce qu’elle avait réellement fait. Mais, comme tout film, il y a une concentration des faits dans un temps imparti. En revanche, ce qu’elle dit des juifs, par exemple, est issu de ses lettres. En fait, la quasi-totalité des répliques du film sont vraies. Je voulais vraiment que mon film colle au plus près de la vraie histoire – à l’instar de sa relation avec son avocat, de l’atmosphère régnant dans sa famille, des enfants qu’elle a eus, qu’elle a abandonnés dans un orphelinat et qui y sont morts.

Il se produit un phénomène d’identification ou, du moins, on éprouve une grande empathie pour Antonina. Souhaitiez-vous faire ressentir au spectateur son aveuglement, sa soif d’absolu et sa folie ? 
Je voulais faire en fait un thriller psychologique, car le rapport qu’elle a envers son mari change profondément. Le destin de cette femme est affreux : aussi incroyable que cela paraisse, elle se retrouve dans des situations terribles et traumatisantes. C’est aussi pour cela qu’on voisine avec le film de genre, mais c’est un film sur l’amour. Je voulais faire un film sur un amour comme celui-ci.

Est-ce que cet amour impossible n’est pas une métaphore de l’artiste  qui, totalement dédié à son art, n’a en définitive pas de place pour l’autre ?
Je ne veux pas répondre à cette question, car elle relève de l’interprétation qu’en a chaque spectateur. Je pense que cela donne du grain à moudre pour réfléchir à cela.

Qu’est-ce qui, en Russie, a changé entre cette époque et de nos jours dans la manière dont l’homosexualité est vécue ou se vit ?
Je dois dire qu’il existait à l’époque une encore plus grande discrimination que celle qui frappait les homosexuels : c’est celle qui frappait les femmes. Il y avait, effectivement, une hypocrisie sociale concernant l’homosexualité, mais ce thème était passé sous silence, et il y avait même parfois une réelle tolérance, notamment quand des membres de l’élite dirigeante étaient homosexuels, comme le grand-prince Sergueï Romanov ou le poète K.R, dès lors qu’ils étaient tout en haut de la hiérarchie du pouvoir. Mais le rapport à la femme était à l’époque terrible, elles étaient véritablement discriminées. D’où mon intérêt pour cette violence masquée par une prétendue bienséance.

De film en film, il est étonnant de voir à quel point la mise en scène s’adapte à chaque sujet, mais aussi de quelle manière votre style est reconnaissable entre tous. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre travail sur la mise en scène en scène en tant que telle, à la fois en amont du tournage et sur le plateau ? 
Je dois dire que la mise en scène est imaginée très en amont. Il y a un très gros travail de préparation, notamment les longs plans séquences sur lesquels on m’interroge souvent : tout est calculé, millimétré, construit, étudié avant le tournage. La technique qu’ils requièrent est particulièrement complexe et exige beaucoup de travail. Il y a, pour certains plans, de nombreuses prises, mais pour d’autres c’est techniquement impossible d’en faire beaucoup – j’ai dû parfois m’en contenter de trois.

À l’évidence, vos œuvres pour le cinéma, le théâtre ou encore l’opéra se mêlent et se nourrissent entre elles, mais faites-vous une différence entre elles ? Autrement dit, les abordez-vous différemment ? 
Toutes ces œuvres se nourrissent entre elles et ont quelque chose en commun : moi. Chacune d’elle, de plus, est comme une sorte d’instantané qui montre comment je suis à un moment précis, comment je vis. À un autre moment, le lendemain, je peux être différent. Ce qui me plaît, c’est de me dire que chacune d’elle est comme un Polaroïd, un instantané pris sur le vif de nous-mêmes et de ce qui nous meut. En revanche, je me prépare différemment selon que je m’apprête à faire un film, une pièce ou un opéra. C’est mon côté Dr Jekyll et Mr Hyde.

Drame, biopic de Krill Serebrennikov. 7 nominations au Festival de Cannes 2022 (édition 75). 3,9 étoiles sur AlloCiné.

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