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L'employeur a charge de la preuve


Les arrêts attaqués concernent des ouvriers agricoles embauchés qui ont contesté leur licenciement pour abandon de poste devant le conseil de prud'hommes. Les salariés critiquent les décisions, estimant que la cour d'appel a violé les règles relatives à la charge de la preuve, qui incombe à l'employeur. La Cour de cassation leur donne raison.

Faits et procédure

2. Selon les arrêts attaqués (Aix-en-Provence, 30 septembre 2022), MM. [L], [N], [V], [R] et [K] ont été engagés par M. [Z], exploitant maraîcher, en qualité d’ouvriers agricoles, d’abord par contrats à durée déterminée saisonniers puis par contrats à durée indéterminée.

3. M. [K] a démissionné de son poste de travail par lettre du 15 juillet 2019. M. [R] a été licencié par lettre du 8 octobre 2019, son employeur lui reprochant un abandon de son poste depuis le 4 juillet 2019. MM. [L], [N] et [V] ont été licenciés par lettres du 24 octobre 2019 pour abandon de leurs postes depuis le 1er août 2019.

4. Ils ont saisi la juridiction prud’homale pour contester la rupture de leurs contrats de travail et obtenir paiement de diverses sommes.

Examen des moyens

Sur le premier moyen des pourvois n°J 22-23.901, K 22-23.902, M 22-23.903 et N 22-23.904, pris en ses deux premières branches

Enoncé du moyen

5. Les salariés font grief aux arrêts de dire leurs licenciements fondés sur une faute grave et de les débouter de leurs demandes en paiement d’indemnité de préavis, de congés payés afférents, d’indemnité de licenciement et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, alors :

« 1°/ que la charge de la preuve de la faute grave incombe à l’employeur ; qu’en reprochant aux salariés de n’avoir produit que les lettres qu’ils avaient établies et adressées à leur employeur pour justifier qu’ils n’avaient pas abandonné leur poste mais obtempéré à la demande de ce dernier de ne plus se présenter à leur poste de travail dans un contexte de litige avec lui sur le paiement des heures supplémentaires et le travail les week-end et jours fériés, la cour d’appel a violé les articles L. 1234-1, L. 1234-5 et L. 1234-9 du code du travail ;

2°/ qu’il appartient à l’employeur de fournir du travail au salarié et de justifier qu’il a satisfait à cette obligation ; qu’en reprochant aux salariés de n’avoir produit que les lettres qu’ils avaient établies et adressées à leur employeur pour justifier qu’ils n’avaient pas abandonné leur poste mais obtempéré à la demande de ce dernier de ne plus se présenter à leur poste de travail dans un contexte de différend avec lui sur le paiement des heures supplémentaires et le travail les week-end et jours fériés, quand il incombait à l’employeur de démontrer que les salariés avaient refusé d’exécuter leur travail ou ne s’étaient pas tenus à sa disposition, la cour d’appel a violé les articles L. 1234-1, L. 1234-5 et L. 1234-9 du code du travail. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 1221-1 du code du travail et 1315 devenu 1353 du code civil :

6. Il résulte du premier de ces textes, d’une part, que le refus par un salarié de reprendre le travail peut être légitimé par un manquement de l’employeur à ses obligations, d’autre part, qu’il appartient à l’employeur de fournir un travail au salarié qui se tient à sa disposition et de payer la rémunération.

7. Selon le second, celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver et, réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation.

8. Pour dire les licenciements fondés sur une faute grave et débouter les salariés de leurs demandes, les arrêts, après avoir constaté qu’il n’était pas contesté par les parties qu’à compter du 4 juillet, pour M. [R] et du 1er août 2019, pour MM. [L], [N] et [V], les salariés avaient cessé de travailler pour le compte de leur employeur, les salariés soutenant que c’était à la demande de celui-ci, qui leur aurait demandé de ne plus revenir et l’employeur exposant qu’il s’agissait d’un abandon de poste, retiennent que l’abandon de poste au regard des éléments produits n’apparaît pas sérieusement contesté dans la mesure où les seuls éléments auxquels se réfèrent les salariés pour justifier de leurs allégations relatives à une demande de leur employeur de quitter leurs postes de travail sont des lettres des 8 et 11 juillet et des 5 et 6 août 2019 qu’ils ont établies et lui ont envoyées.

9. Ils ajoutent qu’il ressort des courriers échangés entre les parties comme de la lettre de licenciement que, s’il y a eu discussion entre employeur et salariés sur les conditions de travail, qu’il s’agisse d’heures supplémentaires ou de modifications horaires, celles-ci ne permettaient pas aux salariés de quitter leurs postes de travail pour une durée non limitée sans autre avertissement ou justification, s’agissant d’un abandon sans autorisation et répété de leur part, que cet abandon de poste caractérise une faute grave, d’autant qu’il est intervenu en pleine période de récolte mettant ainsi en difficulté l’employeur.

10. En statuant ainsi, sans constater que l’employeur démontrait que les salariés avaient refusé d’exécuter leur travail ou ne s’étaient pas tenus à sa disposition, la cour d’appel, qui a inversé la charge de la preuve, a violé les textes susvisés.

Sur le premier moyen du pourvoi P 22-23.905, pris en ses deux premières branches

Enoncé du moyen

11. M. [K] fait grief à l’arrêt de dire qu’il avait démissionné et de le débouter de ses demandes en paiement des indemnités de rupture et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, alors :

« 1°/ qu’il appartient à l’employeur de fournir du travail au salarié et de justifier qu’il a satisfait à cette obligation ; qu’en reprochant au salarié de ne pas avoir produit des preuves suffisantes de ce que son employeur avait refusé de lui fournir du travail à compter du 4 juillet 2019, la cour d’appel a inversé la charge de la preuve en violation de l’article 1353 du code civil ;

2°/ que lorsque le salarié, sans invoquer un vice du consentement de nature à entraîner l’annulation de sa démission, remet en cause celle-ci en raison de faits ou manquements imputables à son employeur, le juge doit, s’il résulte de circonstances antérieures ou contemporaines de la démission qu’à la date à laquelle elle a été donnée, celle-ci était équivoque, l’analyser en une prise d’acte de la rupture qui produit les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués la justifiaient ou dans le cas contraire d’une démission ; qu’il appartient à l’employeur de fournir du travail au salarié et de justifier qu’il a satisfait à cette obligation ; qu’en refusant de déduire la preuve d’un manquement de l’employeur à son obligation de fournir du travail au salarié, expliquant l’absence de ce dernier depuis le 4 juillet 2019, de ce qu’il ne l’avait pas mis en demeure de reprendre son travail dans les jours qui avaient suivi son absence, n’avait pas non plus répondu aux deux courriers du salarié datés des 8 et 11 juillet lui reprochant son refus de lui fournir du travail, et avait attendu le 19 juillet 2019 pour contester les allégations du salarié, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les articles L. 1231-1, L. 1237-1 et L. 1235-1 du code du travail, ensemble l’article 1353 du code civil. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

12. L’employeur conteste la recevabilité du moyen, comme étant incompatible avec la position soutenue en cause d’appel par le salarié qui soutenait que sa démission était équivoque à raison d’un vice du consentement.

13. Cependant, dans ses conclusions d’appel, le salarié arguait également du caractère équivoque de sa démission à raison de l’existence d’un différend, antérieur à celle-ci, portant sur l’absence de fourniture de travail.

14. Le moyen est donc recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu les articles L. 1231-1, L. 1237-2 et L. 1235-1 du code du travail :

15. Il résulte de ces textes que la démission est un acte unilatéral par lequel le salarié manifeste de façon claire et non équivoque sa volonté de mettre fin au contrat de travail. Lorsque le salarié, sans invoquer un vice du consentement de nature à entraîner l’annulation de sa démission, remet en cause celle-ci en raison de faits ou manquements imputables à son employeur, le juge doit, s’il résulte de circonstances antérieures ou contemporaines de la démission, qu’à la date à laquelle elle a été donnée, celle-ci était équivoque, l’analyser en une prise d’acte de la rupture qui produit les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués la justifiaient ou, dans le cas contraire, d’une démission.

16. Pour débouter le salarié de ses demandes au titre d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, l’arrêt, après avoir constaté qu’il n’était pas contesté par les deux parties qu’à compter du 4 juillet 2019, le salarié avait cessé de travailler pour le compte de son employeur, le premier soutenant que c’était à la demande du second qui lui aurait demandé de ne plus revenir et l’employeur exposant qu’il s’agissait d’un abandon de poste, retient que les lettres des 8 et 11 juillet 2019 établies par le salarié sont insuffisantes à justifier du refus de fourniture de travail allégué, alors que ce refus est contesté par l’employeur et que ce motif n’est pas repris dans la lettre de démission qui a suivi et qui informe l’employeur de la volonté claire et sans équivoque du salarié de démissionner.

17. En statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que le salarié avait, préalablement à la démission, adressé deux lettres à son employeur pour dénoncer l’absence de fourniture de travail depuis le 4 juillet 2019, ce qui caractérise l’existence d’un différend rendant la démission équivoque, la cour d’appel a violé les textes susvisés.

Sur le deuxième moyen des pourvois n° J 22-23.901 à P 22-23.905, pris en sa troisième branche

Enoncé du moyen

18. Les salariés font grief aux arrêts de limiter à 400 euros pour 2017, 1 000 euros pour 2018 et 500 euros pour 2019, outre les congés payés afférents, les sommes allouées au titre des heures supplémentaires accomplies et de les débouter du surplus de leurs demandes à ce titre ainsi que de leurs demandes en paiement d’une indemnité pour travail dissimulé et de dommages-intérêts en réparation du non-respect du temps de repos, alors « que si le juge évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l’importance des heures supplémentaires accomplies et fixe les créances salariales s’y rapportant, il ne peut procéder à une évaluation forfaitaire de celles-ci ; qu’en évaluant forfaitairement les sommes dues aux salariés au titre des heures supplémentaires qu’ils ont accomplies aux montants identiques de 400 euros pour 2017, 1000 euros pour 2018 et 500 euros pour 2019, la cour d’appel a violé l’article L. 3171-4 du code du travail. »

Réponse de la Cour

Vu l’article L. 3171-4 du code du travail :

19. Il résulte de ce texte que si le juge évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l’importance des heures supplémentaires accomplies et fixe les créances salariales s’y rapportant, il ne peut procéder à une évaluation forfaitaire de celles-ci.

20. Pour condamner l’employeur à payer aux salariés des sommes au titre des heures supplémentaires, les arrêts, après avoir retenu l’existence d’heures de travail non rémunérées, fixent, pour chacun d’eux, les créances salariales aux sommes identiques de 400 euros pour 2017, 1 000 euros pour 2018 et 500 euros pour 2019, outre les congés payés afférents.

21. En statuant ainsi, la cour d’appel, qui a procédé à une évaluation forfaitaire des sommes dues au titre des heures de travail exécutées par chacun des salariés, alors que ceux-ci avaient formé des demandes différentes, précises et individualisées, la cour d’appel a violé le texte susvisé.

Et sur le troisième moyen des pourvois n°J 22-23.901 à P 22-23.905

Enoncé du moyen

22. Les salariés font grief aux arrêts de les débouter de leurs demandes de rappels de salaire pour jours fériés et congés payés afférents, alors « qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments ; qu’en refusant de juger qu’il résultait des décomptes journaliers d’heures de travail où apparaissaient des jours fériés travaillés, couplés aux bulletins de paie permettant d’identifier ces mêmes jours comme non payés, que les salariés avaient présenté des éléments suffisamment précis pour permettre à l’employeur d’y répondre et qu’il incombait à ce dernier de produire des éléments de contrôle de la durée du travail et son propre décompte, la cour d’appel a violé l’article L. 3171-4 du code du travail. »

Réponse de la Cour

Vu l’article L. 3171-4 du code du travail :

23. Il résulte de ce texte qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments.

24. Pour débouter les salariés de leur demande de rappels de salaire au titre des jours fériés travaillés et des congés payés afférents, les arrêts retiennent qu’à défaut d’éléments précis sur les jours de repos acquis compte tenu des heures supplémentaires effectuées et retenues et de précisions sur les jours fériés qui seraient dus, les jours fériés dont il est réclamé paiement n’étant pas autrement définis, ce qui prive l’employeur de se défendre utilement, il convient d’infirmer les jugements sur les jours de repos et jours fériés, d’infirmer également ceux-ci en ce qu’ils ont fait droit à la demande subséquente d’indemnisation au titre du non respect des temps de repos et de rejeter tout demande de ces chefs.

25. En statuant ainsi, alors qu’il résultait de ses constatations, d’une part, que les salariés présentaient des éléments suffisamment précis pour permettre à l’employeur de répondre, d’autre part, que ce dernier ne produisait aucun élément de contrôle de la durée du travail, la cour d’appel, qui a fait peser la charge de la preuve sur les seuls salariés, a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qui concerne le principe de l’octroi d’heures supplémentaires, l’ancienneté des salariés et les salaires de référence fixés, et en ce qu’ils condamnent M. [Z] aux dépens, les arrêts rendus le 30 septembre 2022, entre les parties, par la cour d’appel d’Aix-en-Provence ;

Remet, sauf sur ces points, les affaires et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ces arrêts et les renvoie devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence autrement composée ;

Condamne M. [Z] aux dépens ;

En application de l’article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes formées par M. [Z] et le condamne à payer à MM. [L], [N], [V], [R] et [K] la somme globale de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite des arrêts partiellement cassés.

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