Mme J., secrétaire comptable, a été licenciée pour cause réelle et sérieuse après un accident du travail. Contestant son licenciement et alléguant un harcèlement moral, elle a saisi la justice. La Cour de cassation critique l'arrêt d'appel pour ne pas avoir suffisamment examiné la proportionnalité et la nécessité de certaines preuves, notamment un enregistrement clandestin, dans l'appréciation du harcèlement moral.
1. Selon l’arrêt attaqué (Montpellier, 29 juin 2022), Mme [J] a été engagée, le 1er avril 2010, en qualité de secrétaire, puis à compter du 17 mai 2010, en qualité de secrétaire comptable, par l’EPIC Domitia habitat OPH (l’employeur). A la suite d’un accident du travail survenu le 14 juin 2013, elle a repris son poste de travail à temps partiel thérapeutique le 1er octobre 2014.
2. Le 4 juin 2015, la salariée a été licenciée pour cause réelle et sérieuse.
3. Soutenant avoir subi un harcèlement moral, la salariée a saisi, le 5 octobre 2015, la juridiction prud’homale de demandes tendant au paiement de dommages-intérêts pour harcèlement moral et licenciement abusif.
4. En cause d’appel elle a demandé que son licenciement soit jugé nul et subsidiairement sans cause réelle et sérieuse.
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
5. La salariée fait grief à l’arrêt de dire son licenciement fondé sur une cause réelle et sérieuse et de la débouter de l’ensemble de ses demandes, alors « que l’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, si la production est indispensable à l’exercice du droit de la preuve et si l’atteinte est strictement proportionnée au but poursuivi ; qu’en écartant la pièce n° 9 de Mme [J] consistant en la retranscription d’un enregistrement de l’employeur réalisé à son insu, sans rechercher si Mme [J] disposait d’autres moyens pour établir la réalité des pressions exercées par l’employeur afin qu’elle signe une rupture conventionnelle, en la menaçant de licenciement et si l’atteinte ainsi portée au droit de l’employeur n’était pas strictement proportionnée, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1121-1 et L. 1154-1 du code du travail, 9 du code de procédure civile, ensemble l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. »
Recevabilité du moyen
6. L’employeur conteste la recevabilité du moyen. Il soutient, d’une part, qu’il est nouveau, mélangé de fait et de droit, d’autre part, qu’il est contraire aux conclusions de la salariée soutenues devant la cour d’appel.
7. Cependant, d’abord le moyen invoque un vice résultant de l’arrêt lui-même et qui ne pouvait être décelé avant que celui-ci ne soit rendu. Ensuite, devant la cour d’appel, la salariée invoquait son droit à la preuve en faisant valoir que la preuve des agissements de l’employeur ne pouvait être rapportée autrement que par l’enregistrement des propos tenus par ce dernier, en sorte que le moyen n’est pas contraire à la thèse qu’elle soutenait devant les juges du fond.
8. Le moyen est donc recevable.
Vu les articles 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 9 du code de procédure civile, L. 1152-1 et L. 1154-1, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, du code du travail :
9. En application des deux premiers de ces textes, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
10. Selon l’article L. 1154-1, alinéas 1 et 2, du code du travail dans sa rédaction applicable, lorsque survient un litige relatif à l’application des articles L. 1152-1 à L. 1152-3 et L. 1153-1 à L. 1153-4, le salarié établit des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
11. Il en résulte que la preuve du harcèlement moral ne pèse pas sur le salarié.
12. Pour débouter la salariée de ses demandes au titre du harcèlement moral et du licenciement, l’arrêt retient que, dans la mesure où, contrairement à ce que soutient la salariée, elle avait d’autres choix que d’enregistrer l’entretien du 1er décembre 2014 avec son employeur pour prouver la réalité du harcèlement subi depuis plusieurs mois, cet enregistrement clandestin, contraire au principe de la loyauté dans l’administration de la preuve, doit être écarté des débats, l’atteinte portée aux principes protégés en l’espèce n’étant pas strictement proportionnée au but poursuivi.
13. En statuant ainsi, alors qu’il lui appartenait de vérifier si la production de l’enregistrement de l’entretien du 1er décembre 2014, effectué à l’insu de l’employeur, était indispensable à l’exercice du droit à la preuve du harcèlement moral allégué, au soutien duquel la salariée invoquait, au titre des éléments permettant de présumer l’existence de ce harcèlement, les pressions exercées par l’employeur pour qu’elle accepte une rupture conventionnelle, et, dans l’affirmative, si l’atteinte au respect de la vie personnelle de l’employeur n’était pas strictement proportionnée au but poursuivi, la cour d’appel a violé les textes susvisés.
Et sur le premier moyen, pris en ses deuxième et troisième branches
14. La salariée fait le même grief à l’arrêt, alors :
« 2°/ que pour se prononcer sur l’existence d’un harcèlement moral, il appartient au juge de se prononcer sur chaque fait allégué par le salarié, pris isolément, et d’apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral au sens de l’article L. 1152-1 du code du travail ; qu’en jugeant qu’aucun des faits avancés par la salariée permettant de présumer l’existence d’un harcèlement n’était établi, sans se prononcer sur l’ensemble des faits invoqués par Mme [J], et notamment sur le fait qu’elle n’avait pas reçu de formation adaptée à son nouveau poste, et avait subi des sanctions injustifiées, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1152-1 et L. 1154-1 du code du travail ;
3°/ que pour se prononcer sur l’existence d’un harcèlement moral, il appartient au juge d’examiner l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d’apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral au sens de l’article L. 1152-1 du code du travail et, dans l’affirmative, il revient au juge d’apprécier si l’employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement ; qu’en l’espèce, il résultait des constatations de la cour d’appel que Mme [J] démontrait que son poste avait été modifié lors de la reprise à mi-temps thérapeutique, qu’elle produisait des articles de presse confirmant la pression exercée par l’employeur sur les salariés, et enfin que son état de santé s’était dégradé ; qu’en jugeant que Mme [J] n’établissait pas la matérialité d’agissements répétés permettant de présumer un harcèlement moral, sans examiner les faits matériellement établis pris dans leur ensemble, la cour d’appel a violé les articles L. 1152-1 et L. 1154-1 du code du travail. »
Vu les articles L. 1152-1 et L. 1154-1, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, du code du travail :
15. Il résulte de ces textes que pour se prononcer sur l’existence d’un harcèlement moral, il appartient au juge d’examiner l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d’apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral. Dans l’affirmative, il revient au juge d’apprécier si l’employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Sous réserve d’exercer son office dans les conditions qui précèdent, le juge apprécie souverainement si le salarié établit des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement et si l’employeur prouve que les agissements invoqués sont étrangers à tout harcèlement.
16. Pour débouter la salariée de ses demandes au titre du harcèlement moral et du licenciement, l’arrêt retient, après avoir écarté des débats l’enregistrement litigieux produit par la salariée pour faire la preuve des pressions alléguées lors de l’entretien du 1er décembre 2014, qu’en ce qui concerne la reprise du travail, la salariée précise elle-même que le service est réorganisé puisque huit personnes y sont désormais affectées alors qu’avant son départ ils étaient quatre pour accomplir toute la charge de travail, qu’il n’est pas établi que la salariée s’est vu retirer la plupart de ses tâches et attribuer exclusivement des tâches administratives, que son signalement relatif aux difficultés qu’elle rencontrait a donné lieu à des réponses de l’employeur, en janvier et février 2015, sur la conformité de ses nouvelles tâches en mi-temps thérapeutique avec son poste et les préconisations du médecin du travail, qu’aucun élément ne permet d’établir que l’employeur n’a pas pris en compte la nécessité pour la salariée d’avoir un fauteuil avec accoudoir comme sollicité par le médecin du travail et qu’en conséquence aucun des faits avancés par la salariée qui permettraient de présumer l’existence d’un harcèlement n’est établi. Il en déduit que même si la dégradation de l’état de santé de la salariée est avérée, le comportement de l’employeur est exclusif de tout agissement répété de harcèlement moral.
17. En se déterminant ainsi, alors que la salariée invoquait, au titre des éléments permettant de présumer l’existence d’un harcèlement moral, notamment le défaut de formation sur son nouveau poste de travail et le fait qu’elle avait été sanctionnée à plusieurs reprises, la cour d’appel, à laquelle il appartenait d’examiner ces éléments de fait et d’apprécier si ceux-ci, pris dans leur ensemble avec les autres éléments dont les éléments médicaux, permettaient de présumer l’existence d’un harcèlement moral, et, dans l’affirmative, si l’employeur démontrait que les mesures en cause étaient étrangères à tout harcèlement, n’a pas donné de base légale à sa décision.
PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur le second moyen, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 29 juin 2022, entre les parties, par la cour d’appel de Montpellier ;
Remet l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Nîmes ;
Condamne l’EPIC Domitia habitat OPH aux dépens ;
En application de l’article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par l’EPIC Domitia habitat OPH et le condamne à payer à Mme [J] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l’arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du dix juillet deux mille vingt-quatre.
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