Fragments de la vie d’Antonia, jeune photographe de Corse-Matin à Ajaccio. Son engagement, ses amis, ses amours se mélangent aux grands événements de l’histoire politique de l'île, des années 1980 à l'aube du XXIe siècle. C’est la fresque d’une génération.
Corse, à Belgrade… Cette guerre en ex-Yougoslavie fut un traumatisme, d’abord pour les peuples de toutes les anciennes républiques, bien sûr, mais aussi pour l’Europe entière. Comme le fut la décennie noire algérienne des mêmes années 90. Deux guerres civiles terribles. On entend d’ailleurs la voix de Cheb Hasni dans le film. Nous vivons aujourd’hui une période de violence extrême liée à plusieurs conflits simultanés de haute intensité, mais les années 90 étaient aussi abominables de ce point de vue. Antonia est donc prise dans le climat global, en Corse et ailleurs. Cette partie belgradoise, évocation du début du conflit en ex-Yougloslavie, ouvre faussement le film et offre pour moi un contrechamp visuel et politique à la fois fort, mais là encore très peu exotique.
J’ai voulu faire du cinéma parce que je trouvais que ce qui se passait en Corse, les lieux, l’histoire, les gens bien sûr, tout offrait une matière de cinéma inépuisable, inédite et splendide. Antonia est une jeune photographe de Corse-Matin totalement connectée à l’histoire de l’île de ces années-là. C’est un personnage puissant, inédit même dans la fiction contemporaine, dont le rapport aux images résonne pour moi avec ce qu’est la mise en scène et l’écriture au cinéma. J’ai peut-être en commun avec elle une relation ambivalente et viscérale à ce territoire. Mais cette relation est aujourd’hui sans doute moins douloureuse chez moi que chez elle. Je dirais que je suis touché par les choses de manière plus proustienne qu’elle. Je tente de filmer ce que je vois et qui me bouleverse de ce peuple et de son histoire récente. Je suis plus attendri qu’elle. Elle est plus radicale, fait moins de concessions. Elle porte un regard critique et parfois cruel sur ce qui l’entoure. Dans un premier temps du moins, elle dénigre ce qu’elle a sous les yeux, comme si elle ne trouvait rien ou très peu digne d’être photographié ou peut-être ne parvient-elle pas à montrer ce qu’elle voit. Comme si ses photos souffraient toujours d’un surplus ou d’un déficit de signification. C’est ce qui est dit dans le film et dans le roman : « Sous son objectif, ses amis ressemblaient à des personnages de tragédie en proie à d’indicibles tourments, alors que le problème était précisément l’absence totale de tragédie ». C’est ce petit décalage entre ce qu’elle voit et sent, et le résultat une fois sur le papier qui la trouble et peut-être même la blesse. C’est le chemin par lequel elle passe, en tout cas. Ce qui ne l’empêche pas de chercher, de faire ses propres travaux, d’essayer. Mais la satisfaction n’est pas au rendez-vous. Elle a besoin de plus, de plus de sens, de plus d’Histoire, de plus de vérité.
Antonia supporte mal l’absence d’urgence ou de nécessité propre à son travail à Corse-Matin. Tout comme elle abhorre le mauvais récit que l’on fait des choses, ou les légendes qui se construisent en faisant fi de la vérité. Pour elle, ses amis d’enfance cachés derrière des cagoules, c’est du théâtre, de la mise en scène, elle a du mal à croire avec eux à cet engagement, et encore moins peut-être, au militantisme.
Sans doute. Mais dans un premier temps seulement, car tout n’est pas pour elle assujetti à ce que vit Pascal, loin de là. Elle peste, c’est vrai, du moins au début, d’arriver toujours après la bataille, de se sentir en dehors ou en retard. Pas au cœur. C’est un sentiment que j’ai pu éprouver aussi. Mais aujourd’hui, c’est justement ce qui peut m’intéresser. C’est pour ça que j’aime tant un certain cinéma taïwanais et chinois, qui ne filme jamais l’événement même, mais ce qui vient avant ou après. Filmer ce qui reste ou bien ce qui annonçait les choses. Au fond, Antonia parvient aussi à être touchée par des choses plus petites ou plus fragiles, mais elle meurt au même moment.
Je dirais l’inverse, un livre ne s’y prête pas… c’est d’ailleurs la question : pourquoi faire un film d’un roman qui n’en n’a absolument pas besoin ? Le livre existe très bien sans un film à côté. Alors, pourquoi en faire une adaptation ? Est-ce qu’il s’agit de faire une traduction avec les outils du cinéma ? De saisir un motif ou un fragment du roman et de le transformer ou de l’isoler ? D’entreprendre une relecture de sa totalité ? Avant tout, je crois que j’avais envie de passer plus de temps avec ce texte et de dialoguer avec.
Drame de Thierry de Peretti. Propos recueillis par Anne-Claire Cieutat. 3,3 étoiles AlloCiné.