La société A et la société U contestent une décision requalifiant la prise d'acte de rupture d'un salarié en licenciement sans cause réelle et sérieuse. Elles soutiennent que cette rupture, initiée par le salarié, ne relève pas de la garantie de la socété A réservée aux ruptures décidées par l'administrateur judiciaire ou le liquidateur, selon l'article L. 32.
1. Selon l'arrêt attaqué (Grenoble, 20 février 2020), M. [D] a été engagé en qualité de livreur, le 1er juillet 2002, par la Société de transports et de services (la société). Dans le dernier état de la relation contractuelle, il occupait un emploi de chauffeur-livreur.
2. Par jugement du 14 mars 2017, la société a été mise en redressement judiciaire, M. [X] étant désigné en qualité de mandataire judiciaire.
3. Par lettre du 27 mars 2017, le salarié a pris acte de la rupture de son contrat de travail aux torts de l'employeur et a saisi la juridiction prud'homale pour obtenir le paiement de salaires impayés en 2016 et 2017, des indemnités liées à la rupture du contrat de travail, des dommages-intérêts pour exécution déloyale du contrat de travail et une indemnité pour travail dissimulé.
4. Par jugement du 30 mai 2017, la procédure de redressement judiciaire a été convertie en liquidation judiciaire, M. [X] devenant liquidateur judiciaire.
5. La société A et la société U d'[Localité 5] font grief à l'arrêt de dire que la prise d'acte de la rupture de son contrat de travail par le salarié s'analyse en un licenciement sans cause réelle et sérieuse, d'ordonner au liquidateur judiciaire d'inscrire sur le relevé des créances salariales de la société, au bénéfice du salarié, diverses sommes au titre des indemnités de rupture et des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, à titre de congés payés du 1er juin 2016 au 27 mars 2017, de dommages-intérêts pour travail dissimulé, de rappel de salaire de décembre 2016, de rappel de salaire pour la période du 1er janvier 2017 au 25 janvier 2017, de dommages-intérêts pour exécution déloyale du contrat de travail, et de déclarer la décision opposable à la société Ad'[Localité 5], alors :
« 1°/ que la garantie de la société A couvre les créances résultant de la rupture des contrats de travail intervenant notamment au cours de la période d'observation ou dans les quinze jours suivant le jugement de liquidation ; que les créances visées à l'article L. 3253-8, 2°, du code du travail sont celles qui résultent de la rupture du contrat de travail à l'initiative de l'administrateur judiciaire ou du mandataire liquidateur ; qu'il n'était pas contesté en l'espèce que M. [D] avait pris acte de la rupture de son contrat de travail le 27 mars 2017, au cours de la période d'observation, la liquidation judiciaire de la Société de transports et de services ayant été prononcée le 30 mai 2017 en l'état d'une procédure de redressement judiciaire ouverte le 14 mars 2017 ; qu'en disant sa décision opposable à la société A au titre des créances résultant de la prise d'acte de la rupture du contrat de travail et en l'absence de rupture du contrat de travail par l'administrateur judiciaire, la cour d'appel a violé l'article L. 3253-8 du code du travail ;
2°/ que l'exclusion de la garantie de la société A au titre des ruptures de contrats de travail qui ne résultent pas de l'initiative de l'administrateur judiciaire ou du mandataire liquidateur lorsqu'elles interviennent après l'ouverture de la procédure collective et notamment au cours de la période d'observation ou dans les limites temporelles prévues par l'article L. 3253-8, 2°, du code du travail postérieurement au prononcé du jugement de liquidation, institue une différence de traitement fondée sur une différence de situation en rapport direct avec l'objet de la loi qui impose l'avance par la société A des créances résultant des ruptures des contrats de travail qui interviennent pour les besoins de la poursuite de l'activité de l'entreprise, du maintien de l'emploi et de l'apurement du passif ; qu'en retenant le contraire, pour dire sa décision opposable à la société A, la cour d'appel a violé l'article L. 3253-8 du code du travail. »
6. Aux termes de l'article L. 3253-6 du code du travail, tout employeur de droit privé assure ses salariés, y compris ceux détachés à l'étranger ou expatriés mentionnés à l'article L. 5422-13, contre le risque de non-paiement des sommes qui leur sont dues en exécution du contrat de travail, en cas de procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation.
7. Selon l'article L. 3253-8, 2°, du code du travail, l'assurance mentionnée à l'article L. 3253-6 couvre les créances résultant de la rupture des contrats de travail intervenant :
a) Pendant la période d'observation ;
b) Dans le mois suivant le jugement qui arrête le plan de sauvegarde, de redressement ou de cession ;
c) Dans les quinze jours, ou vingt-et-un jours lorsqu'un plan de sauvegarde de l'emploi est élaboré, suivant le jugement de liquidation ;
d) Pendant le maintien provisoire de l'activité autorisé par le jugement de liquidation judiciaire et dans les quinze jours, ou vingt-et-un jours lorsqu'un plan de sauvegarde de l'emploi est élaboré, suivant la fin de ce maintien de l'activité.
8. La Cour de cassation a jugé que les créances résultant de la rupture du contrat de travail visées par l'article L. 3253-8, 2°, du code du travail, s'entendent d'une rupture à l'initiative de l'administrateur judiciaire ou du liquidateur de sorte que les indemnités dues au salarié à la suite de la prise d'acte de la rupture du contrat de travail aux torts de l'employeur ne sont pas garanties par la société A (Soc., 20 décembre 2017, pourvoi n° 16-19.517, Bull. 2017, V, n° 221, voir également Soc., 19 avril 2023, pourvoi n° 21-20.651) ou à la suite d'une résiliation judiciaire aux torts de l'employeur (Soc., 14 juin 2023, pourvoi n° 20-18.397).
9. Toutefois, la Cour de justice de l'Union européenne, dans son arrêt du 22 février 2024 , a dit pour droit que la directive 2008/94/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, relative à la protection des travailleurs salariés en cas d'insolvabilité de l'employeur, doit être interprétée en ce sens qu'elle s'oppose à une réglementation nationale qui prévoit la couverture des créances impayées des travailleurs salariés résultant de contrats de travail ou de relations de travail par le régime national assurant le paiement des créances des travailleurs salariés par une institution de garantie, établi conformément à l'article 3 de cette directive, lorsque la rupture du contrat de travail est à l'initiative de l'administrateur judiciaire, du mandataire liquidateur ou de l'employeur concerné, mais exclut la couverture de telles créances par cette institution de garantie lorsque le travailleur en cause a pris acte de la rupture de son contrat de travail en raison de manquements suffisamment graves de son employeur empêchant la poursuite dudit contrat et une juridiction nationale a jugé cette prise d'acte comme étant justifiée.
10. La Cour de justice de l'Union européenne a relevé que la différence de traitement résultant de l'article L. 3253-8, 2°, du code du travail, tel qu'interprété par la Cour de cassation, selon que l'auteur de la rupture du contrat de travail est ou non le salarié, outre le fait que la cessation du contrat de travail par une prise d'acte de la rupture de ce contrat par un travailleur ne saurait être regardée comme résultant de la volonté de ce travailleur dans le cas où elle est, en réalité, la conséquence des manquements de l'employeur, ne peut être justifiée pour les besoins de la poursuite de l'activité de l'entreprise, du maintien de l'emploi et de l'apurement du passif, lesdits besoins ne pouvant occulter la finalité sociale de la directive 2008/94 (points 49 et 50).
11. Elle a également précisé que cette finalité sociale consiste, ainsi qu'il ressort de l'article 1er, paragraphe 1, de cette directive, lu en combinaison avec le considérant 3 de celle-ci, à garantir à tous les travailleurs salariés un minimum de protection au niveau de l'Union en cas d'insolvabilité de l'employeur par le paiement des créances impayées résultant de contrats ou de relations de travail (point 51).
12. Il en résulte qu'il y a lieu de juger désormais que l'assurance mentionnée à l'article L. 3253-6 du code du travail couvre les créances impayées résultant de la rupture d'un contrat de travail, lorsque le salarié a pris acte de la rupture de celui-ci en raison de manquements suffisamment graves de son employeur empêchant la poursuite dudit contrat et intervenant pendant l'une des périodes visées à l'article L. 3253-8, 2°, du même code.
13. Ayant retenu que la prise d'acte de la rupture de son contrat de travail par le salarié, intervenue le 27 mars 2017, pendant la période d'observation ouverte par un jugement de redressement judiciaire du 14 mars 2017, était justifiée et s'analysait en un licenciement sans cause réelle et sérieuse, c'est à bon droit que la cour d'appel a ordonné au liquidateur judiciaire d'inscrire sur le relevé des créances salariales de l'employeur des sommes à titre d'indemnité conventionnelle de licenciement, d'indemnité compensatrice de préavis et de congés payés afférents, de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et pour travail dissimulé et a dit que sa décision était opposable à la société A d'[Localité 5].
14. Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société A et la société U d'[Localité 5] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, condamne la société A et la société Ud'[Localité 5] à payer à M. [D] la somme de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du huit janvier deux mille vingt-cinq.
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