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Everybody Loves Touda


Touda rêve de devenir une Cheikha, une artiste traditionnelle marocaine, qui chante sans pudeur ni censure des textes de résistance, d’amour et d'émancipation, transmis depuis des générations. Se produisant tous les soirs dans les bars de sa petite ville de province sous le regard des hommes, Touda nourrit l’espoir d'un avenir meilleur pour elle et son fils. Maltraitée et humiliée, elle décide de tout quitter pour les lumières de Casablanca...

ENTRETIEN AVEC NABIL AYOUCH

Vous faites le portrait d’une femme d’aujourd’hui, à la fois déterminée, hardie, passionnée et illettrée. A-t-elle existé ? 

Touda est une héritière d’héroïnes en rébellion contre tous les pouvoirs établis, les Cheikhates. Leur voix était une arme et leur chant, la Aïta, des cartouches. Touda est ainsi. Elle veut transcender les frontières et les interdits, et elle se bat contre toutes les formes de domination contemporaine. Le film est porté par cet esprit de rébellion.

Votre film est troublant parce qu’il se situe toujours sur la crête, en brossant le portrait de cette jeune femme qui chante.

Les Cheikhates peuplent mes films depuis longtemps, car elles m’ont toujours interpellé, touché, et je voulais qu’un jour elles se retrouvent au centre d’un de mes récits. J’ai toujours admiré les femmes fortes, sans doute parce ce que j’ai grandi avec ma mère qui était ainsi. Ces femmes m’ont toujours passionné. Très vite, j’ai su que je voulais leur donner une voix. J’en ai rencontré beaucoup et en particulier pour ce film. Elles m’ont raconté tous les paradoxes, tous les déchirements qu’elles vivent : cette puissance qu’elles mettent pour prendre l’espace et d’une certaine façon prendre le pouvoir - car les hommes deviennent fous littéralement devant elles -, et en même temps la façon dont elles sont en permanence dominées, écrasées par une société patriarcale qui voudrait leur dicter leur répertoire et les enfermer dans un monde qui fait d’elles des marchandises. C’est ça qui m’intéresse, comment résister à ce monde moderne qui veut les domestiquer. La Aïta est avant tout un chant de résistance. 

L’épilogue est inattendu, ambivalent même.

La fin est ambivalente oui, ce qui la rend plus dense à mon sens. D’un côté, Touda se rend compte qu’elle a eu tort d’y croire, que dans les bas-fonds comme chez les riches, le pouvoir des hommes et de l’argent reste le plus fort. De l’autre, elle dit non. Elle se rebelle en quittant l’hôtel et reste digne. Mais elle ne renonce pas à ses rêves. La descente dans l’ascenseur est longue et complexe car elle épouse tous les états par lesquels passe Touda. Elle ne met pas forcément un point final à son ambition mais elle refuse la compromission, d’accepter qu’on fasse d’elle ce qu’elle n’est pas. A partir du moment où elle quitte cette scène qu’elle croyait être celle de « son grand soir », elle est confrontée au réel et à sa désillusion. Quelque chose s’écroule autour d’elle. C’est la fin d’un rêve, mais c’est sans doute aussi le début d’un autre possible. C’est tout ce qu’elle a vécu depuis le début du film, qu’on voit défiler sur son visage, de façon bouleversante et si organique, porté par l’interprétation éblouissante de Nisrin Erradi. Ce sont à la fois ses tripes et son âme qu’on prend en pleine face.

Vous vous sentez proche de Touda ?

Je me sens très proche d’elle. D’abord pour ce qu’elle défend, ensuite parce que c’est un personnage solitaire et que j’aime la solitude ; elle m’a construit. Dans son rapport à son fils aussi, je me sens proche d’elle. J’ai grandi en voyant ma mère se battre, à Sarcelles, où nous vivions. Elle chantait elle aussi et longtemps, j’ai gardé des cassettes d’elle en train de chanter. C’était son exutoire, l’art a toujours été sa manière d’exister. Et moi je ne parlais pas beaucoup. Je préférais m’enfermer dans mon petit monde et observer, écouter. 

Drame de Nabil Ayouch. Séléction officiel festival de Cannes 2024.Propos recueilli par Monica Donati. 3,4 étoiles AlloCiné.

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